Comment Deyrolle fait de la pédagogie le pilier d’un avenir durable

Par Élodie C. le 20/05/2024

Temps de lecture : 8 min

Cultiver le savoir pour préserver le futur.

Pour la plupart, amateurs de curiosités, parisiens, touristes et passionnés de taxidermie (ou tous ceux-là à la fois), Deyrolle est cette boutique hors du temps située rue du Bac dans le VIIe arrondissement. Moitié musée, moitié boutique. Peu connaissent la vraie nature de cette enseigne, institution scientifique et pédagogique fondée en 1831 qui a survécu à trois guerres et un incendie. 

Rachetée à l’aube des années 2000 par un “Prince jardinier”, propriétaire du château de la Bourdaisière, devenue une ferme expérimentale abritant le Conservatoire national de la Tomate (700 variétés de tomates) et militant écologiste de la première heure, Deyrolle déploie ses ailes auprès des entreprises, collectivités, marques et organisations internationales (partenaire officiel de la COP 21 pour l’éducation) avec Deyrolle Inspire et Deyrolle Territoires. Dans le panorama actuel où la préservation de l’environnement et l’éducation se posent comme des enjeux cruciaux, Deyrolle fait de la transmission du savoir un pilier de sa raison d’être. 

Louis-Albert de Broglie, propriétaire de Deyrolle, nous explique comment l’institution bicentenaire s’adapte aux défis contemporains et planifie son futur dans un monde en rapide mutation, tout en restant fidèle à son objectif originel : éduquer et sensibiliser à la beauté et à la complexité du monde naturel.

Pourriez-vous présenter Deyrolle à ceux qui ne vous connaissent pas…

Louis-Albert de Broglie : Deyrolle est une institution bicentenaire qui a inventé un langage universel à travers ses planches pédagogiques traduites en quatre langues (espagnol, portugais, arabe et anglais), et présentes dans plus de 120 pays dans le monde. Deyrolle avait pour ambition d’expliquer la Terre au plus grand nombre sur le plan de l’observation, de la description, avec une restitution par le dessin, puis par la fourniture aux musées de grandes collections venant enrichir les collections privées, puis ouvrir les sciences naturelles dans le monde entier par la suite.

Ensuite, Deyrolle réalisait également un programme pédagogique pour les écoles françaises, mais distribué dans le monde entier et constitué de catalogues tout à fait extraordinaires. Du matériel scolaire autour de l’anatomie, de la minéralogie, etc. Deyrolle est donc avant tout une institution au langage universel, bi-centenaire, patrimoniale, française, ainsi qu’une société tout à fait unique parce qu’elle est toujours là, 200 ans après, trois guerres plus tard et un incendie. Sa singularité réside dans le fait qu’au début du siècle dernier, à partir des surréalistes, des artistes du monde entier sont venus chez Deyrolle s’inspirer pour transcender les spécimens qu’ils achetaient – Pierre Breton, Pierre Alechinsky, Dali, Wagner, Louise de Villemorin, et ainsi de suite. L’institution a couvert les sujets de la nature, de l’art et de l’éducation. 

Comment Deyrolle s’adapte-t-il aux défis du développement durable ?

L-A.d.B. : J’ai racheté Deyrolle en 2000, et me suis demandé comment faire vivre l’institution au XXIe siècle ? La réponse était évidente : nous sommes entrés dans l’ère du questionnement sur un monde fini, sur l’impact de l’activité humaine sur les écosystèmes, qu’ils soient marins ou terrestres. Nous commencions alors à nous interroger sur la qualité de la nourriture présente dans nos assiettes et sur les grands enjeux sociétaux : un monde qui passe de 2 milliards d’habitants en 1950 à 7 milliards aujourd’hui. Deyrolle avait déjà accompagné le changement sociétal à la fin du XIXe siècle lors de l’exode rural vers les villes avec des planches pédagogiques sur l’hygiène, la santé, les accidents, l’alcoolisme, etc. 

Pour préserver l’ADN de Deyrolle tout en projetant l’institution dans les grands enjeux du XXIe siècle, nous avons inventé de nouvelles planches pédagogiques qui nous ont conduit à devenir partenaire officiel de la COP 21 pour l’éducation (COP de Paris). Puis d’autres pour les écoles autour des normes durables. Au château de la Bourdaisière, nous avons créé, avec Maxime de Rostolan, une micro-ferme via l’association Fermes d’Avenir pour mettre l’accent sur les micro-fermes en agroécologie inspirées par la permaculture. On cherchait à trouver une alternative à l’agriculture.

Ces projets nous ont amené à écrire et partager autour de cet enjeu d’agir pour l’avenir. Le sujet du développement durable n’a qu’une vingtaine d’années et la prise de conscience des entreprises date du Global Compact avec Kofi Annan (ancien secrétaire général des Nations unies, NDLR) en janvier 2000. On a pu se rendre compte qu’il y avait beaucoup d’anxiété et d’incompréhension dans l’opinion publique.

Quel est le plus grand défi de la marque Deyrolle aujourd’hui ?

L-A.d.B. : Rendre lisibles et compréhensibles les actions des différents acteurs de la société, que ce soit les États, les collectivités, les entreprises, les acteurs privés ou les associations. Rendre lisibles et compréhensibles leurs actions, à travers une méthodologie que Deyrolle a développée autour de trois axes – nature, art, éducation – avec une profondeur pour faire en sorte que ce langage et ces outils permettent d’être des acteurs “engagés” plus efficaces dans le domaine qui est le nôtre, celui de la pédagogie et de la création d’écosystèmes bas-carbone.

Chez Deyrolles, “l’éducation” réunit trois sous-piliers : 
– l’innovation 
Pour décarboner l’économie : comment intégrer l’innovation low-tech et high-tech dans les projets de décarbonation, c’est-à-dire la création d’écosystèmes ;
– la transition
Un nouveau mode de vie plus frugal, plus solidaire, autour de l’économie du partage. Il faut s’adapter et être acteur du changement ;
– la transmission
C’est la gouvernance : la responsabilité individuelle et collective, la spiritualité, quelles que soient ses convictions, religieuses, sociales ou philosophiques. 

Deyrolle choisit de ne pas investir dans la publicité traditionnelle. Quelle est la raison derrière cette décision et comment assurez-vous votre promotion et celles de vos initiatives environnementales ?

L-A.d.B. : Deyrolle une institution, nous ne pouvons pas nous galvauder et répondre favorablement à toutes les demandes. Nous construisons une modernité incroyable dans cette entreprise qui est comme une start-up moderne, mais avec 200 ans d’âge. Il est hors de question d’inventer des métiers qui ne reposent pas sur des réalités. Tout cela prend du temps, je suis un amateur du temps, il est le garant des projets dans une économie de la rapidité.

Les projets doivent avoir du sens et découler d’un véritable engagement. On ne court pas à après les contrats, il n’y a donc aucune raison de réaliser des campagnes agressives. 

Beaucoup de personnes connaissent Deyrolle et son célèbre cabinet de curiosité de la rue du Bac, moins les activités annexes que vous avez développées. Pourriez-vous résumer brièvement ce qu’est Deyrolle Territoires et quelles sont ses missions principales ?

L-A.d.B. : Deyrolle Inspire, ce sont les outils du langage, c’est-à-dire aussi bien la création de planches pédagogiques, les ouvrages, les expositions (Dessine-moi ta planète avec Le Petit Prince et sur la curiosité avec Le Petit Nicolas), les partenariats avec des marques utilisant les planches Deyrolle (Petit Bateau, Veja, Clairefontaine).

Et Deyrolle Territoires (de marque ou physique), ce sont les actions : créer des écosystèmes bas-carbone à travers une vision de l’aménagement des territoires, de la nature en préservant les écosystèmes. Nous avons ainsi co-conçu le 9e quartier de Versailles pour Icade (Caisse des Dépots) et signé des partenariats en Chine et en Espagne où nous déployons une offre transversale, culturelle, pédagogique et écologique. 

Avez-vous un cas concret récent à évoquer ?

L-A.d.B. : Nous avons donc co-conçu le 9e quartier de Versailles, Gally (78) et conseillons également l’Union Sociale pour l’Habitat. Nous avons créé tout le matériel de sensibilisation de Korian pour les gens atteints d’Alzheimer ou de troubles cognitifs écrit toute la stratégie biodiversité d’un quartier à côté de Paris. 

Qu’est-ce qui vous a motivé à orienter Deyrolle vers la biodiversité et le développement durable ?

L-A.d.B. : Cela fait 30 ans que je m’intéresse à ces sujets : j’ai créé le Conservatoire de la tomate en 1995 et acheté Deyrolle afin de m’appuyer sur une société scientifique et pédagogique pour expliquer l’importance de la biodiversité. Je suis engagé depuis plus de trois décennies, ce n’est pas un phénomène de mode, c’est une conviction.

En quoi l’éducation et la sensibilisation jouent-elles un rôle clé dans vos stratégies ? Est-ce mesurable ?

L-A.d.B. : C’est le nœud gordien de toutes les politiques, où que ce soit dans le monde. Prenez la Covid : on a mis au pas 2 ou 3 milliards d’habitants pour les empêcher de sortir, de voyager et de consommer. Et presque simultanément, il y a eu ce réflexe économique de relancer la machine. Pourtant, nous n’avons pas seulement relancé la machine, nous consommons aujourd’hui plus qu’hier. Cela signifie qu’il faut expliquer les enjeux et actions et ce qu’elles génèrent. La pédagogie est essentielle, sans cela, comment comprendre ce qu’on entend matin et midi et soir sur le dérèglement climatique ou l’acidification des océans. Il faut expliquer, être très clair et partir du principe qu’on n’a pas le choix : il y a un défaut de pédagogie incroyable. 

Quels autres types de partenariat menez-vous et comment ils s’inscrivent dans la raison d’être de Deyrolle ?

L-A.d.B. : Au-delà des collaborations utilisant les codes graphiques Deyrolle pour révéler les projets des entreprises, comme évoqué précédemment avec Petit Bateau, Clairefontaine, Veja, Grund, Linvosges, nous poursuivrons ce type de partenariats avec des entreprises engagées uniquement. Pas avec les grands groupes qui sont venus nous voir. Ensuite, nous travaillons beaucoup avec les artistes.

Quels conseils donneriez-vous aux autres entreprises soucieuses des enjeux environnementaux et sociétaux actuels et désireuses de s’engager, notamment en l’intégrant dans leur stratégie (business model et communication) ?

L-A.d.B. : Il est nécessaire de rendre visibles et compréhensibles leurs actions. Récemment, nous avons eu une réunion avec l’Office français pour la biodiversité, l’OFB, dont la stratégie est d’accélérer la prise en compte de la biodiversité par les entreprises et avec les entreprises engagées pour la nature. Le sujet de l’OFB, des entreprises et des collectivités est de rendre leurs actions intelligibles et visibles. Cela passe encore une fois par un langage pédagogique et positif : on a encore le sentiment que l’écologie est punitive et anxiogène, alors qu’elle est simplement et essentiellement liée à l’action des uns et des autres.

Quelle est l’étape d’après pour Deyrolle en tant que marque ?

L-A.d.B. : Etre présent de la même façon dans le monde entier, en uniformisant un langage universel, tout en apportant de la culture, c’est-à-dire du beau, ainsi que le sujet de l’implantation des arbres en dessinant des potagers et des jardins nourriciers, dans les projets d’écosystèmes sur lesquels Deyrolle fait office de conseil. L’enjeu est de révéler le fondement nouveau des sociétés, afin d’aboutir à des sociétés durables.

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