« Le futur de l’identification passe par le wallet » : le web3 de Ian Rogers, Ledger

Par Clément Fages le 07/11/2022

Temps de lecture : 10 min

Un web3 privacy centric, rappelant "les débuts d'Internet".

Ils n’ont pas lancé de blockchain, ni de token. Pour autant, Ledger s’impose comme le champion technologique français d’un écosystème web3 encore en gestation. L’entreprise a profité de la récente bulle des crypto-actifs pour devenir une licorne et renforcer son management. Ian Rogers, qui a travaillé précédemment pour Bernard Arnault, Tim Cook, Dr Dre ou les Beastie Boys, a rejoint l’entreprise en janvier 2021 en tant que Chief Experience Officer. Il partage avec nous sa vision du futur du web.

Vous êtes un spécialiste de la sécurisation des crypto-actifs grâce à des “hardware wallets”, des sortes de clé USB sécurisées. Le sujet peut paraître très technique : comment créer la hype autour d’un tel produit, et plus généralement comment créer une marque forte et attractive dans ce contexte ? 

Ian Rogers : Il faut avoir en tête qu’il faut du temps avant qu’une innovation soit acceptée. Beaucoup de gens se souviennent de l’iPod comme d’un grand succès, mais si vous regardez les courbes des ventes, il a fallu des années pour qu’il devienne un produit mainstream. Devenir un “objet culturel” est important, mais la culture se développe à son propre rythme. C’est pourquoi les marques de mode sont rarement prisées par les investisseurs en capital-risque : il faut du temps pour qu’elles s’imposent.

Chez Ledger, nous sommes à l’écoute de ce qu’il se passe dans le monde, et nous réagissons à des sujets qui ne nous concernent pas directement, comme l’inflation, le fait que ceux qui n’ont pas accès à des services bancaires veulent des alternatives, ou encore que nos gouvernements cherchent de plus en plus à savoir comment nous gérons notre argent, comment nous cherchons à quitter la pauvreté, quelles opportunités nous saisissons… De même, nous n’y sommes pour rien dans le succès de NBA Top Shot ou de Bored Ape Yacht Club. Tout cela arrive avec ou sans Ledger, mais nous nous inscrivons dans ce mouvement culturel global et avons des choses à proposer dans ce contexte, comme la sécurisation des crypto-actifs.

Cette façon d’utiliser la culture, c’est ce que vous avez fait en travaillant dans l’industrie de la musique ou du luxe, en étant notamment CEO de Beats Music, puis directeur d’Apple Music ou encore Chief Digital Officer de LVMH. Quels liens faites-vous entre ces entreprises et Ledger ? Et comment utilisez-vous ces expériences aujourd’hui ? 

I.R. : Ce qui me frappe, c’est la difficulté à concevoir qu’un secteur de niche peut devenir mainstream. Quand j’ai commencé à travailler dans la musique digitale au début des années 90’, peu de monde y croyait. Nous n’avions pas encore d’iPod, de connexion Internet haut débit ou de smartphone pour changer réellement de dimension… Et là encore, certains me disaient que ça resterait réservé aux riches. Il faut garder sa conviction en la technologie. Beaucoup de gens intelligents ont été myopes ces dernières années sur ce qu’elle avait à apporter sur le long terme, et pourtant, nous voici aujourd’hui avec 6,5 milliards de personnes connectées à Internet via mobile !

Et au-delà de la tech, il faut croire dans les usages et la culture. Pour moi, MySpace était loin d’être révolutionnaire à première vue. C’était tellement moche ! Mais ce qui lui a permis d’être populaire, et de “cross the chasm”, selon le titre du célèbre livre [Crossing the Chasm, publié par Geoffrey A.Moore en 1991, se penche notamment sur la façon dont les innovateurs peuvent accélérer le cycle d’adoption de leur technologie, NDLR], c’est que le réseau était porté par la musique. Tous les plus de 30 ans trouvaient ça stupide, et tous les moins de 30 ans se devaient d’y être. C’était le début de ce que nous avons ensuite connu avec Facebook, Instagram, Snap et TikTok. 

Vous comparez souvent Ledger à Netscape, dans le sens où Ledger est une porte d’entrée du web3, grâce notamment à Ledger Live, sa boutique d’applications décentralisées. Comment analysez-vous la stratégie de l’entreprise, au regard de ce que vous venez de nous décrire ? 

I.R. : L’analogie avec Netscape est bonne car ce que nous faisons est à la fois simple, mais aussi nécessaire que puissant, et s’inscrit dans l’évolution du web. Le web1 nous permettait d’accéder à du contenu en ligne via un moteur de recherche, et nous devions nous connecter avec un mot de passe. Nous avons fait de plus en plus de choses en ligne, et produit de plus en plus de contenus et de données qui en disent beaucoup sur nous, notre identité et nos habitudes de consommation. Mais nous avons perdu notre souveraineté sur ces données, jusqu’à notre identité, avec l’utilisation du login Facebook, Google, Twitter ou iCloud. 

Le web3 nous permet de nous les réapproprier. Il est “privacy centric”, et le futur de l’identification passe par la propriété de nos données, au travers du wallet, qui conserve notre identité, notre argent ou simplement un NFT qui prouve que nous sommes membres d’un club. On peut faire un parallèle avec un portefeuille classique, qui contient votre argent, mais aussi votre permis de conduire ou votre carte de membre Sephora. Le wallet sera quelque chose de commun et nécessaire à tous à l’avenir. D’ailleurs, je pense qu’il ne faut pas dire wallet, “hardware wallet”, “cold wallet” ou encore “signing device”. Il faut dire Ledger, au même titre qu’on ne dit pas “mouchoir en papier”, mais directement Kleenex ! 

Ledger signifie “registre” en Français, mais on parle souvent de “clé Ledger”. Dans votre stratégie marketing, vous multipliez les collaborations avec des acteurs du luxe comme Fendi pour créer par exemple des Ledger qui sont aussi des bijoux, ou encore pour faire du placement de produit dans des clips de rap. D’un point de vue culturel et symbolique, peut-on dire que vous voulez faire de la possession d’un Ledger un signe de réussite ? Est-ce une clé vers le succès ? Et comment concilier cette image avec celle d’un produit commun à usage quotidien ? 

I.R. : C’est une question difficile… Je vais vous répondre en citant le principe de “culture de la générosité”. En tant que fan de skate, j’ai vu de nombreuses marques essayer de s’approprier les codes de ce sport, d’en prendre les valeurs pour l’intégrer à leur marketing, sans rien donner en retour. Quand je viens manger chez vous, j’apporte des fleurs ou une bouteille, c’est naturel ! Il faut faire de même en matière de culture.

Quand nous avons collaboré avec la marque de mode The Hundreds, Bobby Hundreds, l’un des co-fondateurs, m’a dit qu’il ne voyait pas cela comme de la pub, mais un moyen d’éduquer, d’amener de la sécurité et de la tranquillité d’esprit aux fans de la marque, qui utilisaient des softwares wallets vulnérables aux hacks. Il faut que les gens comprennent pourquoi ils achètent nos produits. Je pense que la clé est là. Quand je pars de chez vous après le repas, je veux être réinvité car vous avez passé un moment intéressant, pas que vous soyez soulagé que je parte !

Donc oui, on peut apparaître comme un signe de succès, mais c’est un à côté. Il faut rester dans son rôle et il ne faut pas décevoir en faisant de fausses promesses. Les gens font ce qu’ils veulent de leur argent, ils peuvent le dépenser pour faire la fête ou pour rendre le monde meilleur. Notre but est de leur apporter de la sécurité. 

Vous l’avez dit, cela peut prendre des années avant qu’une innovation s’impose au quotidien. Quels sont les services que vous utilisez quotidiennement au travers de votre Ledger ? 

I.R. : Je m’intéresse beaucoup en ce moment à l’art génératif. Je pense que cette tendance est vraiment sous-cotée et qu’on a encore du mal à réaliser le changement qui s’opère actuellement. De ce point de vue j’aime beaucoup la communauté Art Blocks, et je passe aussi beaucoup de temps sur la place de marché Objkt.com où je trouve beaucoup d’œuvres qui sont très accessibles. 

Sinon, j’utilise de temps en temps Tokenproof, une application de “token gating” qui m’ouvre l’accès à certains lieux si j’ai le NFT associé. C’est fou de se dire que la technologie que j’ai récemment utilisée pour aller à une soirée d’Halloween à Los Angeles est plus évoluée que celle qui m’a permis d’entrer dans le pays… 

J’utilise également Satisfy running, une marque française qui a récemment lancé des chaussures avec la marque Norda. Elles sont associées à un NFT que vous pouvez connecter à votre compte Strava. Il évolue en fonction de vos performances et vous donne accès à des challenges. Ces nouvelles pratiques sont assez intéressantes. Ces NFTs n’ont pas vocation à coûter des milliers de dollars. C’est juste fun, utile ou communautaire. 

Enfin, je viens de faire l’acquisition d’une œuvre du projet Roll Forever, du photographe et skateur Dave Bachinsky. J’en suis assez fier, je ne sais pas du tout ce que ça vaudra à l’avenir mais je trouve ça cool et ça me suffit ! Tout cela me rappelle les débuts d’Internet, où tout était possible, on ne savait pas vraiment ce qu’on faisait mais on était une communauté et on avait le sentiment de partager quelque chose de spécial.

Vous évoquez l’art génératif. Tout le monde a été surpris par les progrès rapides réalisés en matière d’intelligence artificielle par des plateformes comme DALL-E ou Midjourney. Quand pensez-vous que le sujet du web3 va se démocratiser ? Pensez-vous que cela va encore prendre des années ou que nous allons aussi être surpris ?

I.R. : Je pense que nous allons connaître un développement similaire à celui d’Internet. Après l’éclatement de la bulle au début des années 2000, certains pensaient que l’industrie ne s’en relèverait pas. Pourtant, dès 2003, quand j’étais chez Yahoo, on a vu des choses géniales émerger. On pensait que le web était en feu, et on était encore à l’ère pré-iPhone et pré-App Store ! Il y a actuellement beaucoup de jeunes talents impliqués dans le développement du web3, et il faut voir ce qu’il se passe également du côté de Reddit ou d’Instagram, etc. On ne sait jamais qui va amener le mouvement au niveau suivant. Mais on y va, et on n’a aucune idée de ce à quoi tout cela va ressembler dans vingt ans. 

Vous avez parlé de la bulle. Malgré la chute des cours, Ledger poursuit sa croissance et a dépassé la barre des 5 millions de devices vendus cette année. Comment expliquez-vous cette évolution ? 

I.R. : L’actualité a joué en notre faveur ! Le self-custody, le fait d’avoir accès à ses fonds en direct, et la sécurisation des actifs ont toujours été au cœur de notre stratégie. Cet été, les plateformes qui ont gelé l’accès aux fonds déposés par leurs clients nous ont fait la meilleure des publicités. Et il faut ajouter le hack de Solana… Les possesseurs de crypto-actifs sont de plus en plus sensibilisés aux dangers des softwares wallets, et en conséquence, le nombre d’actifs gardés sur Ledger a explosé cette année.

Quel est votre taux de pénétration du marché ? Et ne pensez-vous pas devoir faire pivoter votre business model à mesure que ce taux augmente et qu’il y a de moins en moins de possesseurs de cryptos à équiper ? Comment Ledger Market, votre place de marché NFT lancée cet été, et Ledger Live, votre store d’applications décentralisées, s’intègrent dans votre stratégie ? 

I.R. : Notre business model est très similaire à celui d’Apple. Nous vendons du hardware et permettons aux développeurs tiers de créer des services sur notre OS, et au-delà de cela nous avons ces plateformes transactionnelles, et nous proposons des services aux entreprises. Apple ne domine pas totalement son marché, pour autant c’est l’entreprise la plus valorisée au monde ! Les gens aiment leur offre, ils aiment la marque, et ils continuent à lui être fidèles à chaque nouvelle génération de produits, car ces derniers leur apportent de la valeur au quotidien. Par ailleurs, il peut y avoir un intérêt à posséder plusieurs Ledger, notamment au sein des entreprises qui veulent diviser les fonds et les risques associés. Et pour vous répondre sur le taux de pénétration, nous avons en effet vendu 5 millions de Ledger, mais les estimations parlent de 350 millions de possesseurs de crypto-actifs dans le monde. Beaucoup n’ont peut-être qu’un peu de Dogecoin sur Robinhood… Pourquoi pas ! Mais les gens qui sont sérieusement impliqués dans l’écosystème utilisent Ledger. Nous gardons déjà 20% de l’ensemble des crypto-actifs dans le monde, et parmi eux, 25% de l’ensemble des NFTs ! Et cela va continuer, il faut juste être patient. Certains me disaient dans les années 90’ qu’ils n’auraient probablement jamais d’adresse e-mail… C’est compréhensible, il faut être en accord avec son temps, ne pas s’emballer, et proposer ce que le marché veut à l’instant présent.

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