Pour une tech made in France / in Europe, épisode 2.
Nous sommes ravis de retrouver Jérémy Lacoste, contributeur sur la Réclame. Jérémy est Head of Acquisition, Web Analyse & CRM Marketing de Meilleurtaux. C’est un expert du marketing digital, des martech et de la publicité en ligne. Il a pour grande qualité de partager chaque semaine ses analyses et observations, que ce soit dans son podcast Déclick, sur LinkedIn, en tant qu’enseignant ou désormais dans ses tribunes sur la Réclame.
Il y a deux semaines, lors du salon du Made In France, Arnaud Montebourg dénonçait la situation dans laquelle se trouve la France, devenue « une colonie numérique américaine ». Un discours malheureusement si rare parmi le personnel politique. Et d’appeler à ce que l’Europe se saisisse enfin de cette problématique de souveraineté technologique.
Or qu’avons-nous appris au même moment ? Que le géant canadien CGI s’était vu attribué la gestion de l’outil PLACE, la plateforme d’achat de l’État français… Une décision surprenante qui rappelle celle ayant vu Microsoft sélectionné pour gérer l’hébergement des données de santé des français début 2024.
D’un côté donc, on attribue des marchés publics à des acteurs américains sans se poser la question de la confidentialité de la donnée et de l’autre, on lance des procédures devant les tribunaux. Il y a quelque chose qui cloche, non ?
I. Sortez le chéquier
La citation est connue : Les États-Unis innovent, la Chine copie et l’Europe régule. Pourtant, elle mérite d’être précisée. À l’heure où l’argent magique a disparu, l’Oncle Sam et le Vieux Continent semblent être lancés dans une surenchère à la taxation des GAFAM.
Finie donc l’époque du « Far Web » où les géants de la tech avaient carte blanche ? Une prise de conscience trop tardive pour ne pas être un brin opportuniste. C’est bien simple, à défaut d’avoir aujourd’hui une véritable politique ambitieuse qui permettrait de construire des géants de la tech, l’Europe paraît avoir pris le parti d’utiliser le bras armé de la justice pour collecter quelques maigres lauriers d’une croissance qui lui échappe.
Le total des amendes infligées aux GAFAM par l’Europe et les États-Unis.
Source : Silicon Fucking Valley, Arte
Une tendance qui étrangement touche aussi les États-Unis, historiquement plutôt du côté du laisser-faire. J’en veux pour preuve :
– Le double procès Google en cours, à la fois sur sa position hégémonique dans l’écosystème publicitaire, mais aussi ses accords commerciaux passés avec Apple ou Samsung pour rester le navigateur n°1. Le risque : un démantèlement de ses activités.
– Le procès antitrust d’Apple avec une amende potentielle de 35 milliards de dollars pour non-respect du DMA. En cause : la non-ouverture de l’Appstore.
– Le futur procès Meta sur sa position hégémonique suite aux rachats… de WhatsApp & Instagram sur l’univers de la messagerie.
– La menace d’interdiction de TikTok sur le sol américain, ou à minima le rachat de ses activités US par un acteur national.
Et on pourrait continuer la liste encore et encore. Pas étonnant dans ces conditions que les GAFAM investissent des centaines de millions de dollars en lobbying, que ce soit lors des élections américaines de cette année, ou dans leur activité de représentation au Capitole ou à Bruxelles.
Face à l’activisme des juridictions américaines et européennes, juriste est peut-être le métier qui a le plus d’avenir chez les géants de la tech. 😉
II. Les fausses bonnes idées de la régulation
C’est bien connu, le mieux est l’ennemi du bien. Et en matière de régulation, les bonnes intentions du législateur ont souvent été balayées par le réel. J’en veux pour preuve 5 exemples qui se sont retournés contre l’objectif initial :
1 – Les less Personalized Ads de Facebook: C’est encore trop tôt pour déterminer l’impact de cette mise en conformité à marche forcée de Meta face au DMA. Mais reste qu’en introduisant la possibilité pour les utilisateurs de la plateforme de ne plus partager un certain nombre de données aux annonceurs sous prétexte de protéger la vie privée, que risque-t-il de se passer ?
Pour Meta, c’est la menace d’un revenu par utilisateurs en baisse. Inacceptable. Aussi, non seulement ces utilisateurs ne verront pas moins de publicités, mais potentiellement plus pour contrebalancer cette chute de revenus. Pire, ces publicités seront moins personnalisées, renforçant leur caractère irritable. Tout le monde perd donc.
2- Le RGPD : La promesse était belle. En limitant la collecte des données de navigation au stricte minimum et en établissant un régime hiérarchique sur les protocoles de tracking au détriment des third party, l’ambition de l’Europe était de garantir le respect des données privées.
Seulement, la conséquence immédiate de cette directive a surtout été la déstabilisation de l’écosystème adtech au profit des… GAFAM. Car l’obligation de collecte du consentement a fragilisé les petits acteurs qui n’ont pas pu investir massivement en machine learning ainsi que ceux qui dépendent énormément des partenaires externes (affiliation, retargeting).
Façon de dire donc que le RGPD a renforcé la mainmise des GAFAM qui ont profité de wall garden puissants, d’effets de réseaux et de leur avance technologique (ciblage avancé, modélisation du suivi des conversions etc) pour gagner des parts de marché.
3- La fin des cookies tiers: Après Safari et Mozilla, et sous la pression du législateur, Chrome travaille depuis des années pour proposer un modèle post-cookies (tiers). Si, à date, aucune alternative n’a encore trouvé grâce auprès de l’ensemble des parties prenantes, la direction que semble prendre le projet a de quoi laisser surprendre.
Dans l’intérêt des utilisateurs finaux, la gestion des cookies pourrait se faire donc au niveau des navigateurs, et non plus des sites directement. Dans cette configuration, comment gérer le multiprofil sur Chrome ? Comment adapter la mesure de l’audience, la gestion des paniers d’achat ou l’accessibilité pour l’annonceur ? Comment rendre possible la mise en place d’exception à l’initiative de l’internaute qui voudrait donner son consentement pour un seul site ? Bref, un vrai bazar en perspective.
4- Le DMA : L’objectif est honorable sur le papier : réduire l’impact de certains gatekeepers sur le web mondial dont la position quasi hégémonique ne permet plus d’assurer une concurrence libre. Traduction concrète : Google a dû supprimer le raccourci Google Maps de sa SERP afin de ne pas survaloriser son outil de cartographie interne.
Et que se passe-t-il depuis ? Non seulement, les autres outils concurrents n’ont pas gagné de parts de marché, mais surtout, l’utilisateur final doit maintenant faire une requête supplémentaire sur Google pour retrouver Google Maps. L’enfer est pavé de bonnes intentions…
5- La CNIL sévit : En 2022, la CNIL publie la mise en demeure d’un annonceur pour l’utilisateur de Google Analytics. En cause notamment : le partage de la donnée collectée à l’ensemble des produits Google et leur hébergement sur des registres aux US. Résultat, une partie des annonceurs opèrent à la va-vite des projets de migrations vers d’autres solutions de web-analyse, alors qu’en parallèle, Google lance GA 4, une version encore brinquebalante.
Et aujourd’hui ? C’est un foutoir pas possible. Si GA 4 semble répondre aux cahiers des charges du législateur, il est faible de dire que la solution ne rend pas simple la mesure de la performance pour les annonceurs qui semblent avoir perdu au change.
III. Une troisième voie – comment faire émerger des géants ?
Doit-on se résoudre à occuper uniquement le rôle du percepteur qui viendra chercher chaque année son obole ? Manière de se voiler la face : « vous voyez, on montre les muscles face aux GAFAM »… sans pour autant aller les titiller sur le terrain du commercial et de l’innovation.
Alors certes, les yaka fonko depuis le confort de mon salon sont assez faciles, j’en conviens 😉. Mais j’ai l’intuition qu’il ne faut pas se contenter d’agiter le seul bâton de la justice pécuniaire pour modifier durablement les conditions de marché.
Que font les autres?
Russie : C’est en fermant son marché très tôt aux acteurs américains que le pays a réussi à faire émerger des acteurs comme Yandex (moteur de recherche), Telegram (messagerie) & VK (réseau social). Comme l’a laissé entendre le Yandex leaks de l’année dernière, les russes semblent avoir tout simplement fait un décalque de ce que produit Google. La copie, ça peut avoir du bon parfois.
Chine : En obligeant les acteurs étrangers à mettre en place des joint ventures, l’empire du milieu a favorisé le transfert de technologie. Ajoutons à cela un marché domestique monde, et c’est l’assurance de faire grandir des acteurs comme Baidu (moteur de recherche), Wechat (app) ou TikTok capable de jouer dans la cour des grands.
Les États-Unis : les projets sont tout de suite pensés at scale, bénéficiant ainsi de financements majeurs et des forces vives de l’écosystème universitaire. La préférence nationale introduite dans la plupart des appels d’offres permet aussi aux solutions américaines de s’assurer une part du marché domestique importante.
À lire ces exemples, on pourrait penser qu’il s’agit surtout d’une question de taille du marché national, mais quid des succès story venant d’Israël ou de Corée du Sud ? Deux nations qui arrivent à batailler dans la compétition mondiale de la tech.
Les clés du succès sont connues : patriotisme économique ; libéralisation des financements ; rapprochement avec le monde académique ; fixation de quotas lors d’appels d’offres publics ; mise en place de pôles d’excellence ; attraction des talents…
À quand une exception culturelle de la tech française ?