Réponses avec Johan Weisz, fondateur de StreetPress et StreetProd.
Après dix années d’existence, le média indépendant StreetPress ancré dans le local et connu pour ses engagements et plusieurs scoops (dont un récent sur le racisme policier en France) se lance dans la production avec StreetProd, dirigé par le duo de productrices Laëtitia Barone et Alice El kouby, et annonce dans la foulée 3 projets déjà signés avec France Télévisions et autant de brand content en développement.
Quel est son positionnement ? Comment concilier engagement et relation avec les marques ? La production est-elle le nouveau passage obligé des médias pour diversifier leurs revenus ?
Entretien avec le fondateur de StreetPress et StreetProd, Johan Weisz-Myara.
Pourquoi s’être lancé dans la production avec votre propre société de production StreetProd ?
Johan Weisz-Myara : À l’origine, StreetPress est un média composé de journalistes où nous produisons des histoires, des documentaires en vidéo de manière totalement auto produite pour nos lecteurs. Nous avons connu d’importants succès, comme Bâtiment 7, qui a fait plus d’1,6 million de vues sur YouTube. Nos histoires touchent et intéressent beaucoup d’internautes, mais nous souhaitions aller toucher d’autres communautés au-delà de celle des 250K abonnés à StreetPress sur YouTube ou de nos propres lecteurs.
Notre première série documentaire vient de sortir avec France TV et nous remarquons qu’elle intéresse autant notre communauté que celle du groupe. Dans le cadre de notre partenariat avec France Télévisions, nous proposons un épisode de Rixes en intégralité sur la chaîne YouTube de StreetPress : il a atteint les 200K vues en 24h… Pour un documentaire, ce n’est pas évident ni courant sur les plateformes. Il y a un vrai enjeu, en partenariat avec les chaînes, de produire du documentaire qui va séduire les communautés de nos diffuseurs et faire de grosses audiences sur le public de StreetPress, les 17-24 ans sur YouTube.
Notre ambition est de raconter des histoires, à notre manière, sur des sujets d’intérêt général, pour toucher un public pour lequel les boîtes de prod ne produisent pas de films documentaires. StreetProd a été créée pour répondre au besoin des diffuseurs et des plateformes, aller toucher d’autres communautés et nous structurer sur les activités de brand content avec les annonceurs.
StreetProd se définit comme « une société de production engagée », qu’est-ce que cela signifie ?
J.W-M. : Que nous produisons des documentaires sur des sujets d’intérêt général, comme sur StreetPress, autour des questions générationnelles : raconter la réalité de la jeune génération. Il est question d’écologie, de féminisme, de précarité, des violences policières, des réfugiés, mais aussi de l’extrême droite et des droites radicales qui sont un point de vigilance important depuis nos débuts.
Le premier documentaire sorti il y a une quinzaines de jours, Rixes, évoque les bagarres entre bandes dans les quartiers. Il a une visée préventive et donne la parole à des communautés à qui l’on ne donne pas la parole spontanément sur ce sujet. Lorsqu’il est traité à la télévision, la parole est donnée à un policier, on s’intéresse à l’instant présent, au nombre de morts ou de coups de couteau, mais pas aux conséquences de ces rixes-là sur les habitants et la vie de quartier. Le travail de prévention n’est pas fait. C’est cette profondeur-là que nous souhaitions travailler.
Les deux prochains projets traiteront des violences policières, avec Combattantes, et des quartiers populaires dans les grandes mégalopoles européennes. Nous posons notre regard sur des questions d’engagement profond que StreetPress traite depuis des années. Nous leur donnons plus d’ampleur et de profondeur aujourd’hui avec des séries documentaires ou des films de 52 min produits par StreetProd.
Parfois ce sont des sujets durs qui peuvent cliver et qu’il faut traiter avec intelligence, mais c’est la mission de StreetPress de les traiter. Je suis heureux de constater que les diffuseurs connaissent la crédibilité de StreetPress en termes de production d’enquêtes et d’investigations sur ces sujets, ils nous font confiance lorsqu’on présente un projet sur l’un de ces thèmes. Ils savent qu’il y a plusieurs années de travail journalistique derrière, des scoops, etc. C’est une force par rapport aux autres sociétés de production : l’engagement ne repose pas sur une construction intellectuelle, une posture, mais sur plusieurs années de travail en amont, un engagement construit depuis des années.
Cet engagement doit également être porté par les marques avec lesquelles vous travaillez ?
J.W-M. : Il y a une vraie tendance à l’engagement aujourd’hui : tout le monde aime se dire engagé. C’est bien, mais je redoute l’engagement washing. Que ce soit du côté des diffuseurs ou des annonceurs notre engagement est perçu comme authentique. Les marques viennent donc nous voir en toute conscience, pour nos thématiques, avec l’envie d’aller au fond des choses, sans volonté de faire de l’engagement washing.
Le premier projet sorti en brand content a été réalisé avec la marque Jordan, de Nike et donne à voir l’engagement réel de la marque : comment Jordan soutient les associations de quartier qui aident la jeunesse en France ? C’est notre ADN : le terrain, les quartiers et l’engagement. On parvient à monter des projets qui correspondent à cet ADN et permettent également aux marques de se positionner. Ce n’est pas Nespresso qui va expliquer que ses capsules en aluminium sont recyclables par exemple.
Les choses vont se faire assez naturellement et de manière plutôt saine, comme cela se fait aujourd’hui. Il y a d’autres leviers plus traditionnels pour des marques qui veulent communiquer de façon plus classique. La volonté de StreetProd est de collaborer avec des marques qui portent ses engagements et avec qui on se retrouve.
L’écrémage se fait aussi dans les échanges et les histoires qu’on leur soumet. Nous ne sommes pas Konbini : nous sommes avant tout un média avant d’être une agence de communication, notre but n’est pas de récupérer 100 % du marché. Sur la partie brand content, notre volonté est de collaborer avec des marques qui ont un engagement authentique et clair sur ces questions-là. Si on a 4-5 % de ce marché et qu’on produit des choses qui font sens, c’est très bien, nous n’avons pas de volonté hégémonique.
Par ailleurs, si les briefs qui nous parviennent sont bancals, cela ne fera pas sens, notamment auprès de notre communauté sur YouTube où l’on parle cash : on ne peut pas leur mentir.
Quel est votre positionnement et pour quel(s) type(s) de clients ?
J.W-M. : Sur la partie brand content, le positionnement est urbain et générationnel autour des 17-24 ans. Il s’agit de parler avec les codes de cette génération.
Nous échangeons avec trois types de cibles et de secteurs souhaitant s’adresser à notre communauté, un public urbain, jeune, en partie issu des quartiers :
– les marques urbaines ;
– l’institutionnel : communauté de communes, État, ONG, etc. ;
– les marques avec qui nous partageons beaucoup de valeurs. Celles dont l’engagement est inscrit dans le long terme sur les questions de développement durable, de précarité, d’égalité, etc. Nous les aidons à raconter leurs actions auprès de notre communauté et même au-delà.
StreetProd a trois forces : sa capacité à raconter des histoires lues et vues par cette nouvelle génération ; l’audience de StreetPress, très qualifiée sur les 17-24 ans urbains ; et notre réseau de médias indépendants européens permettant de donner un écho européen à nos projets.
Lancer un studio de production ne vous détourne-t-il pas de votre mission initiale ? Ou est-ce une sorte de passage obligé pour s’ouvrir à de nouvelles sources de revenus ?
J.W-M. : StreetPress est un média gratuit et financé pour 1/4 par ses lecteurs. C’est un modèle « memberships » lancé il y a un an et demi maintenant. C’est encore assez frais pour nous, mais c’est important d’avoir cette source de financement, car cela assoit notre indépendance. Il va toutefois falloir du temps avant que les lecteurs financent exclusivement le média. Je ne pense pas que cela soit possible. On l’a vu l’année dernière avec le Covid, c’est grâce à nos lecteurs que StreetPress s’est maintenu à flot. C’est bien évidemment, mais les pure players doivent avoir des sources de revenus complémentaires.
Une pluralité de sources de revenus est aussi une garantie d’indépendance. Nous ne sommes pas pour autant anti-pub chez StreetPress. Nos lecteurs se rendent bien compte qu’ils ne peuvent pas nous financer intégralement, ils sont intéressés par certains sujets, notamment autour des marques et des institutions. Il faut simplement, dès lors qu’un brand content est produit et publié, être transparent et le présenter comme tel. Nous avons envie de toucher plus de monde, pour cela il faut plus de moyens, nous sommes une entreprise de presse, nous avons donc besoin de revenus… Il n’y a pas d’opposition, il est nécessaire d’avoir ses deux piliers pour avancer.
La production est-elle un compromis ou un moindre mal : garantir la gratuité à StreetPress et offrir son expertise à des entreprises et à des marques ? La question de votre indépendance s’est-elle posée ?
J.W-M. : En réalité, l’indépendance c’est avant tout la viabilité économique. Lorsqu’un média est faible et en situation de fragilité, son indépendance peut alors être mise en cause. La principale menace éditoriale d’un média c’est l’autocensure : ne pas s’engager sur un sujet pour ne pas froisser les lecteurs et s’exposer à un arrêt de leurs financements, risquer un procès — nous en avons 5-6 en cours actuellement — se mettre à dos une marque, une institution, etc. La principale fragilité c’est donc l’autocensure qui elle-même est principalement liée à la précarité économique d’un média. Ce qui va faire notre force, c’est rendre notre média indépendant et gagner suffisamment d’argent pour éviter cette fragilité économique. D’où la nécessité de diversifier nos sources de revenus.
Du côté de StreetProd, nous nous lançons clairement dans l’aventure pour mieux nous structurer vis-à-vis des marques et pour développer cette activité. Nous avons donc besoin d’être forts pour ne pas courir après l’argent à la fin de chaque mois, et développer des projets documentaires plus ambitieux. Lorsqu’un docu est auto-produit sur StreetPress c’est 30 à 50K euros de budget, ce qui est déjà très rare aujourd’hui. Avec des chaînes de télévision c’est minimum 120-130K euros, et bien plus selon les projets. Cela permet de raconter des histoires plus belles, plus fortes et de s’aventurer sur des terrains où l’on ne pourrait pas s’engager seuls. Les audiences sur YouTube et l’écho donné à nos premiers projets documentaires confirment notre démarche : 500K vues en 3 jours pour Rixes.
Quels sont les premiers retours et enseignements de ce lancement ?
J.W-M. : Le premier enseignement, c’est que tous les projets écrits ont été vendus rapidement. Nous allons continuer sur cette logique : ne pas répondre au brief des chaînes en écrivant beaucoup de concepts pour tenter d’en vendre quelques-uns, mais arriver avec nos envies, nos histoires, celles auxquelles on croit, quitte à les faire évoluer par la suite en collaboration avec les clients. C’est une démarche plus saine et ça marche.
Une chaîne est récemment venue nous demander ce que nous avions en stock alors que tout avait été vendu, l’une des chaînes ayant pré acheté un projet fait aujourd’hui en sorte que cette chaîne puisse se positionner dessus. On reste sur une logique humaine, authentique et humble. En tant que média, nous sommes des artisans de l’information.
Nous écrivons actuellement de nouvelles histoires pour la saison suivante, toujours très fortes, qui intéressent aussi des plateformes au-delà des chaînes. Il ne faut pas oublier que, si le média a de fortes audiences aujourd’hui sur YouTube, et StreetPress une importante communauté, nous avons démarré il y a 10 ans avec 5 000 euros, zéro investisseur, en totale indépendance. Nous travaillions alors avec des jeunes de quartiers pour faire savoir et expliquer le métier de journaliste. Nous venons du terrain, l’histoire grandit petit à petit, nous ne devons pas aller trop vite et prendre le temps de nous développer.
De la même manière, dans nos relations avec les marques, nous commençons avec des budgets de taille moyenne, nous voulons continuer à progresser et voir grandir notre communauté sans actionnaires derrière qui pensent « fortes rentabilités ». Tout simplement parce que le principal actionnaire c’est moi et je vis très bien avec l’argent que j’ai.
C’est une logique de média indépendant qui doit rester soutenable, honnête avec ses lecteurs, les chaînes, les plateformes et les marques. Dans cette période de « gros coups » où tout le monde veut lever des millions d’euros, c’est important de laisser du temps au temps.
Comment voyez-vous cette activité évoluer dans les années à venir ? Tous les médias seront-ils producteurs de contenus pour d’autres à terme ?
J.W-M. : Je ne suis pas certain. On peut produire du documentaire, pour des chaînes de télévision et des plateformes notamment, avec une identité et des valeurs de marques très fortes. C’est valable pour des pure players avec un positionnement très marqué.
C’est une vraie tendance aujourd’hui, nos lecteurs s’informent sur Instagram et différents médias sociaux. Ils ont une palette de médias indépendants ou de marques d’information qu’ils suivent avec, pour chacun et chacune, un positionnement très fort. Pour ces derniers, identifiés auprès de la cible, c’est logique d’aller aussi produire pour des plateformes : avec la marque média, il y a des valeurs, des engagements, des communautés que le client (marques, chaînes, annonceurs) va justement aller chercher.
En revanche, cela marche sans doute un peu moins pour des médias mainstream et plus généralistes. Un Brut ou un Konbini apporte de l’audience au client donc cela va fonctionner, mais dès lors qu’on descend en termes d’audience, ce qui va faire sens c’est la combinaison engagement, valeur et communauté avec des contenus forts derrière. Il faut que cela fasse sens pour créer une société de production. On ne gagne pas des millions en faisant du documentaire, les taux de marge sont très faibles et verrouillés par le CNC, la chaîne ou un Netflix qui va compter chaque euro et laisser 4-5 % de marge. StreetProd fait du documentaire, car nous portons cet engagement et l’envie de raconter des histoires qu’on ne pourrait pas produire seuls.
Bientôt sur Netflix et Prime Video alors ?
J.W-M. : Justement, nous écrivons actuellement une histoire destinée à Netflix ou Prime car le budget nécessite de telles plateformes. Si on le fait, on sera ravis de le sortir chez eux, car ce projet aura été rendu possible grâce à eux.