Et si les agences s’intéressaient enfin à l’épanouissement de leurs employés ?

Par Aude M. et Xuoan D. le 12/12/2016

Temps de lecture : 9 min

Avec la rubrique Jeunes loups, la Réclame donne la parole aux jeunes professionnels de la com les plus en vue : entrepreneurs, dirigeants et autres profils à suivre. Au programme : des interviews, tribunes et des échanges autour du présent et surtout de l'avenir de notre secteur.

Haigo a construit son modèle d’entreprise autour du développement personnel et professionnel de ses salariés. Quelles nouvelles perspectives ce nouveau modèle apporte-t-il aux employés, à Haigo et à ses clients ? Simple effet de mode ou tendance de fond qui va attirer et retenir les meilleurs talents ? Pour y répondre, donnons la parole à Patrick Maruéjouls co-fondateur de Haigo. En route vers « une entreprise libérée où nous aurions encore envie de travailler dans 25 ans » ?

 

Pourquoi fonder une entreprise à partir des aspirations individuelles des salariés ?

Patrick Maruéjouls : Guewen Loussouarn – co-fondateur – et moi-même – avons auparavant fondé plusieurs agences et entreprises. Nous avons exercé en tant que freelance, collaboré avec des sociétés du CAC40, travaillé chez Google ou encore Nurun.

Haigo est née aussi d’un ensemble de frustrations que l’on a pu ressentir dans différents modèles de boîtes : course au profit provoqué par une financiarisation grandissante des agences, perte de sens au sein de grands groupes, épuisement lors d’appels d’offre aux conditions surréalistes etc…

En réaction, nous avons cherché à créer un modèle co-construit, fondé sur une somme de décisions collectives. L’entreprise pour laquelle nous aurions rêvé de travailler. Cela peut paraître égoïste. Guewen et moi-même sommes pères, ce qui implique de pouvoir gérer son temps. Pourtant cette donnée est rarement prise en compte par les entreprises, qui manquent de souplesse sur ce point. Lorsque l’on communique sur notre « mission », nous parlons de simplifier les organisations et de redonner du sens au travail, et cela commence par nous-mêmes.

D’autres sociétés sont faussement cool, quasi sectaires. Elles vous incitent à rentrer dans un moule culturel. Nous pensons au contraire que ce sont les différences d’intérêts, de cultures et les sensibilités de chacun qui nourrissent le collectif et créent l’émulation, l’envie. Nous encourageons cette vision avec des échanges non liés au travail, un voyage ensemble tous les trimestres, une bibliothèque partagée où chaque dépose un livre en y laissant un mot expliquant pourquoi il l’a choisi et des formations qui ne sont pas liées directement à ce que nous faisons au quotidien.

Selon nous, le bien-être en entreprise est une évidence et non un sujet de discussion. Nous essayons de dépasser ce thème en faisant notre possible pour que tout le monde se réalise, s’épanouisse dans le cadre de son travail.
 

Comment suit-on le « bonheur » d’un salarié tout au long de l’année ? Comment garantir que cette préoccupation ne s’estompe pas dans le temps ?

PM : Actuellement, nous sommes dans le vif du sujet ! Nous sommes passés de 3 à 14 employés pour notre 1er anniversaire. Nous testons beaucoup et apprenons en faisant. En étant moins d’une dizaine, c’est relativement facile d’avoir des échanges réguliers avec tout le monde. Mais au-delà, il faut mettre en place des choses.

En termes de process, nous avons des tête-à-tête avec chaque personne toutes les 2 semaines où l’on ne parle pas des projets mais de tout ce qu’il y a autour et de manière réciproque. On se demande mutuellement ce que l’on pourrait faire pour améliorer nos quotidiens, on se suggère des choses à essayer lors d’un prochain atelier ou pour l’élaboration d’un livrable, et 2 semaines après on fait le point.

Pour ces entretiens 360, chaque personne a un référent, et un référent alternatif. En tant que dirigeant, je suis par exemple référent d’une seule personne, et référent « alternatif » pour 6 autres. Cela permet de multiplier les points de vues et de parler de sujets plus variés qu’avec un mode plus traditionnel et opérationnel.

Le système habituel d’entretien annuel ne marche pas et les one-to-one hebdo classiques sont beaucoup trop dans le quotidien projet. Nous préférons mixer des daily meetings où on ne parle que du projet en 5 mins par personne, les 360 de 30 à 35 minutes toutes les 2 semaines sur le mood ou du coaching micro, et enfin les entretiens trimestriels plus poussés (cf notre article sur le sujet) pour envisager des formations ou de nouveaux projets. Cela nous permet de suivre tous les indicateurs avec la bonne temporalité pour réagir.

Nous essayons de bannir le mot de manager au profit de celui de coach, et cela va de pair avec pas mal de formations en formats très courts. Nous sommes plusieurs à enseigner dans des écoles. [ndlr : Patrick enseigne notamment le design thinking et la conception de services innovants à HEC, à la Sorbonne et au CRI]. Il était naturel de mettre en place un transfert de compétences au sein d’Haigo et d’encourager chacun à partager son savoir.

Même sur les objectifs à atteindre, nous sommes avons une approche de co-construction et d’échange. Celle-ci n’est pas une compilation des meilleures pratiques du management que l’on peut trouver sur Medium ou ailleurs… Nous avons tout simplement pris des méthodologies que nous utilisons pour les projets de nos clients, et les avons appliquées à nous-mêmes. Cependant, nous sommes conscients que si nous grandissons trop vite, nous pourrions manquer de compréhension et d’empathie. Mais également, que les envies et besoins de chacun évoluent sur une base quasi quotidienne. Nous sommes donc toujours en phase de test et nous rendons génériques les process et idées qui fonctionnent.

 

Les préoccupations des salariés peuvent-elles être systématiquement compatibles avec l’activité d’une entreprise dans la durée ? Personne n’a envie de connaître une charrette à l’approche d’une deadline…

PM : les nocturnes, charrettes et autres coups de bourre sont relativement limités chez nous. En agence, ces habitudes sont liées et engendrées par les appels d’offre. Ce n’est pas – ou peu – notre cas étant donné que jusqu’à présent, nous n’avons répondu qu’à un seul appel d’offre. Nous nous épargnons ainsi la vive pression que les agences rencontrent lors des compétitions non rémunérées, fondées sur beaucoup d’intuition, de sueur et peu d’analyse des problèmes réels rencontrés par les utilisateurs finaux.

Chacune de nos interventions démarre par une phase de “recherche utilisateur” qui est capitale pour le succès des projets. Cette phase est très peu conciliable avec les systèmes d’appels d’offre classiques. C’est pourquoi nous essayons d’intervenir très en amont avec nos clients.

Si un client veut nous tester, nous préférons l’inviter à passer 1 journée avec nous pour résoudre un de ses problèmes, cela sera 20 fois plus instructif et utile que tous les Powerpoints et meetings de présentation. Nous avons un modèle volontairement assez proche de la régie. En étant intégrés au quotidien des équipes chez nos clients, nous sommes vus de facto comme des collègues. Et non des exécutants qui ne vont que traiter des mails et à qui on peut tordre le bras si besoin. Cela tranche aussi avec une attitude parfois un peu surplombante de certaines agences qui peuvent ainsi excéder leurs clients.

Nous nous interrogeons en permanence sur le sens de ce que nous faisons. Et personne n’est fondamentalement fatigué lorsque ce qu’il produit a du sens !

En septembre, nous nous sommes mis au vert en dehors de Paris. L’idée ? Partager du temps, changer de rythme, d’air et partager notre vision de l’agence sur les 2-3 années à venir. Les contextes évoluent, il y a une redéfinition de rôle entre les agences digitales, les cabinets de conseil… Nous essayons de ne pas créer « un chausse-pied géant où chacun y trouverait son compte ». Mais d’avoir une vision aussi stratégique que humaine.

 

Cela implique-t-il de recruter d’une certaine façon ?

PM : il s’agissait d’un sujet clé lors de la création l’entreprise. Notre process de recrutement est très intense : un candidat peut rencontrer jusqu’à 5 personnes. Le 1er entretien vise à voir s’il y a un « fit humain ». Nous n’évoquons pas les projets ou les clients de l’agence. Nos questions peuvent être un peu excentriques : « Si vous étiez ministre du design en France, que feriez-vous ? Je cherche mon prochain livre de chevet, que me conseillerais-tu ? » Ces questions sont co-écrites par l’équipe. Cela nous permet d’en savoir plus sur la personnalité du candidat.

Un jour, j’ai dû terminer un entretien en marchant car je devais aller chercher ma fille à l’école. Lorsque la candidate – une spécialiste des User Research – a vu ma fille, elle s’est agenouillée. Elle s’est donc mise à son niveau et lui a posé 3 questions aussi pertinentes que claires pour ma fille. Cet acte était loin d’être anodin : il a démontré que la candidate savait faire preuve d’empathie, de façon spontanée. Cela ne m’a pas paru surjoué ! Il n’y a pas que le savoir-faire et l’expertise qui comptent. Tous nos salariés sont des « tueurs à gage », hyper-curieux, pluri-disciplinaires, mais pas seulement. Le non-verbal et le savoir-être ont une très grande importance.

Afin d’enlever tout biais, et de veiller à la cohérence du groupe, nous faisons même systématiquement appel à une psychologue de notre partenaire Sept Lieues qui nous a déjà évité quelques mauvaises décisions avec des profils hyper compétents mais qui auraient posé des problèmes à terme pour l’équilibre de l’équipe. Elle connaît toute l’équipe et son suivi externe apporte un regard très neutre sur l’intégration et l’épanouissement de chacun.

 

Ce modèle est-il possible uniquement avec une rentabilité élevée ?

PM : je pourrais répondre que non, mais ce serait manquer de franchise. Se soucier constamment de l’accomplissement personnel de chaque membre de l’équipe demande beaucoup de temps, et donc d’argent. Nous avons un modèle qui nous permet d’avoir un résultat net à 2 chiffres tout en proposant un maximum d’avantages à nos salariés.

90% de l’équipe est en CDI. Nous nous engageons à ce que le temps de chaque personne ne soit vendu qu’à 80%, voire moins. Les 20% restant sont consacrés à un projet à l’initiative du salarié [ndlr : à la manière des « 20% Google »]. Et s’il arrive à le mener à bien, ce projet peut devenir une véritable entreprise, à laquelle nous nous associons au capital. Nous tentons ainsi d’être un startup studio intégré en plus d’une société de conseil.

Nous sommes très lucides sur le parfait alignement des planètes que nous avons connu (le bon contact au bon moment pour le bon projet) mais aussi convaincus que le modèle fonctionne. Une preuve assez simple de ça est que 100% de nos clients ont resigné avec nous pour d’autres projets. Nous ne sommes plus des prestataires mais des partenaires.

Nous encourageons aussi chaque personne à avoir une vie à côté. Je ne travaille pas le jeudi matin car j’ai une place dans un atelier de menuiserie. D’autres suivent un master de philosophie ou écrivent un livre. Ce n’est pas obligatoire d’avoir de tels projets ou passe-temps, mais nous faisons en sorte que ce soit possible.

De plus, nous sommes transparents sur les seuils de rentabilité. Chacun sait ce qu’il doit faire pour que notre modèle fonctionne et soit pérenne. Alors que l’essentiel des agences ont tendance à laisser ces informations dans une boîte noire, dont seuls les dirigeants ont la clé.

 

Pour vous, le mix entre agence, cabinet de conseil et startup studio représente-t-il l’avenir des agences de com ?

PM : sans vouloir prédire le futur, je pense simplement que certains modèles ne fonctionnent plus du tout. La concurrence va être de plus en plus accrue. En rachetant Fjord, Accenture est devenu un concurrent très sérieux pour plein d’agences digitales, car en intervenant au niveau de la stratégie des entreprises, ils peuvent identifier et recommander des solutions bien plus en amont. Mais il ne suffit pas d’un rachat, d’une « caution design thinking » pour que la greffe prenne. Faire preuve d’empathie du début jusqu’à la fin de la chaîne ne se décrète pas du jour au lendemain. Et il est évidemment beaucoup plus simple à mettre en place en étant 14 que 100 personnes. Nos amis de Uzful vous en ont très bien parlé d’ailleurs, et UsTwo a écrit un très long article « State of the Digital Nation » qui résume très bien la situation.

 

Pour en savoir plus sur les expérimentations de Haigo, suivez leur blog : Future@haigo.

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