Les difficultés du commerce, miroir d’une société française en mutation ?

Par Élodie C. le 08/09/2024

Temps de lecture : 11 min

L’interview de Vincent Chabault pour son livre : Sociologie du commerce.

Et si le commerce était le reflet le plus fidèle de notre société ? À travers l’évolution des grandes enseignes, des modes de consommation et l’essor du digital, il témoigne des bouleversements économiques, sociaux et culturels qui façonnent la France d’aujourd’hui. Vincent Chabault, sociologue et auteur du livre Sociologie du commerce (éditions Armand Colin), plonge au cœur de ces transformations. Entre crise des magasins traditionnels, attrait pour le commerce de proximité et montée du e-commerce, son analyse révèle combien le commerce est bien plus qu’une simple transaction : un miroir de nos aspirations et contradictions.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris lors de l’écriture de ce livre ?

Vincent Chabault : Disons qu’une intuition que j’avais déjà en tête s’est confirmée. Ce livre dresse un panorama complet des travaux sociologiques menés sur le commerce, que ce soit sous l’angle du travail, de l’innovation, de la consommation, de l’action publique ou du territoire. Le commerce constitue un point d’observation privilégié de la société : des conduites de consommation bien sûr, mais aussi des mutations de l’emploi et du travail ou des transformations des villes.

En 2020, peu avant la pandémie, les confinements qui ont suivi et la crise du prêt-à-porter milieu de gamme français, sortait Éloge du magasin, Contre l’amazonisation. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Est-ce qu’une tendance en particulier ressort aujourd’hui ?

V.C. : La crise sanitaire a placé le commerce sous le feu des projecteurs. Les récits de courses masquées et les débats sur l’essentialité de certains produits (les jeux de grattage) ont ponctué notre quotidien. Deux tendances se sont renforcées à la faveur de cet évènement mondial majeur : la domiciliation de l’approvisionnement par la commande en ligne, d’une part, et l’attrait pour les commerces de proximité dans le domaine alimentaire – des supérettes aux artisans -, d’autre part. Au-delà, le Covid n’a pas provoqué de révolution commerciale, mais il a placé durablement le secteur dans une injonction, celle de devoir s’ajuster en permanence (aux pandémies, à l’inflation du prix des matières premières, aux crises géopolitiques et énergétiques…).

Gap, Camaïeu, Kookaï, Pimkie et même les Galeries Lafayette ! Tant de marques basées sur un réseau de magasins sont en difficulté. Qu’est-ce que cela raconte de l’évolution de l’attente des consommateurs ?

V.C. : L’histoire du commerce moderne nous apprend une chose : le commerce se renouvelle plus qu’il ne disparait. Contrairement à la prédiction de Zola, le grand magasin n’a pas anéanti les boutiques. Depuis, l’hypermarché n’a pas tué le petit commerce et les plateformes n’ont pas fait disparaître les grandes surfaces ou les librairies. Pour le prêt-à-porter, les enseignes que vous citez n’ont sans doute pas anticipé un renouvellement inéluctable après avoir prospéré. Elles ont freiné sur la vente en ligne, peu senti l’attrait pour la seconde main et sont aussi restées spectatrices de l’essor de certaines tendances durables. Le résultat est que cet appareil commercial, typique des années 1990, prend de plein fouet Vinted, Vestiaire Collective, Shein. Je citerai une tendance lourde : « l’impératif du nouveau », identifié par Gilles Lipovetsky dans L’empire de l’éphémère, est aujourd’hui fortement remis en cause par le goût de l’ancien considéré comme authentique.

Vous parlez des grands magasins comme de la naissance de la séduction marchande. En quoi cette évolution reflète-t-elle les transformations sociales et culturelles de la société française à l’époque de leur émergence, et quelles traces de cette influence peut-on observer aujourd’hui ?

V.C. : Les grands magasins n’ont pas inventé le shopping, cette pratique est plus ancienne, mais ils l’ont incontestablement renforcé et démocratisé. Donner accès à la marchandise, c’est au fond créer les conditions de sa découverte, de sa manipulation, de quoi provoquer une émotion et nourrir durablement un imaginaire. 

Plus largement, en mettant en scène l’art de vivre bourgeois, les grands magasins de la Belle Époque ont imposé la quête statutaire par les biens comme moteur de la consommation. Leur fonction est similaire aujourd’hui. Prendre connaissance des nouvelles collections, mais aussi déambuler dans les somptueuses allées apaisées du Bon Marché ou de la Samaritaine revient à se positionner socialement, en tentant de s’approprier les normes esthétiques les plus valorisées pour ensuite s’y conformer. Le magasin est un lieu d’acculturation. 

Dans votre livre, vous mentionnez que le commerce en ligne introduit de nouvelles manières de vendre grâce aux données numériques. Comment ces nouvelles pratiques commerciales influencent-elles les comportements des consommateurs français et que disent-elles sur notre société ?

V.C. : Le nouvel environnement marchand apparu avec le commerce en ligne dès la fin des années 1990 a un effet ambivalent sur les pratiques d’achat. D’un côté, l’information du consommateur a progressé et ce qu’on appelle les nouveaux prescripteurs et évaluateurs – Tripadvisor ou Allo Ciné – ont été investis par une grande partie des internautes. De l’autre, la numérisation de la consommation place les consommateurs dans un espace marchand enfermant. Ceux-ci voient leur navigation pistée, enregistrée, des recommandations leur sont sans cesse proposées et les sites les sollicitent régulièrement pour laisser un avis et une note. En somme, les plateformes font exister le consommateur comme un évaluateur semblable à l’inspecteur du Guide Michelin, ce qui lui donne un certain pouvoir et une rétribution narcissique, tout en l’enfermant dans un espace marchand bien cadré.

Ce qui me frappe le plus, c’est que l’hyper-connexion marchande des individus ne détourne pas véritablement les individus des magasins. Le commerce en ligne représente 15 % du commerce de détail ; le déclin du commerce physique s’explique donc par un ensemble de facteurs plus vaste.

Vous décrivez l’hypermarché comme un accès à l’abondance et à des standards communs. Pensez-vous que ce modèle est toujours pertinent dans la société française actuelle ? Comment a-t-il évolué face aux nouvelles attentes des consommateurs en matière de diversité et de personnalisation, d’anti-gaspi et de “consommer moins, mais mieux” ?

V.C. : Il existe plus de 2 000 hypermarchés en France, le concept décline, mais il ne survit pas si mal aux mutations de la consommation. Le défi pour lui est de s’adapter à une dualisation de la consommation qui se renforce. L’historien Jean-Claude Daumas a une formule qui résume bien la situation : l’hyper perd des clients par le bas et par le haut. L’effritement de la société salariale et la stagnation du pouvoir d’achat contraignent certains à réduire leurs achats et à se tourner vers les hard-discounters ou les Restos du cœur. Les plus aisés optent pour un « commerce de classe » composé d’artisans alimentaires et d’enseignes spécialisées comme les épiceries bio et les circuits courts. 

Ce qui me frappe, c’est à quel point les distributeurs classiques tentent de s’adapter à la moindre micro-tendance en lançant des concepts au succès discutable. Deux autres menaces pèsent sur l’hyper : la réduction de la taille des foyers et le basculement en ligne des courses dites de « corvée ». Le supermarché de taille raisonnable est aujourd’hui le format qui rencontre les intérêts des clients et c’est aujourd’hui Lidl, qui s’implante au cœur des métropoles et jouit d’une image positive, qui semble vouloir et réussir à s’adresser à tout le monde.

Vous mentionnez le petit commerce comme vecteur d’une mondialisation « par le bas ». Qu’entendez-vous par là : quelle est la place du commerce de proximité dans le tissu social et économique français, et comment ce type de commerce peut-il renforcer le lien social ?

V.C. : L’expression est empruntée à l’anthropologue Alain Tarrius et elle fait référence à un ensemble de travaux consacrés aux vagues migratoires qui s’est penché sur le petit commerce. Celui-ci, pour des raisons liées à la relative facilité d’installation professionnelle des migrants comparée à d’autres secteurs, constitue un vecteur de la circulation des marchandises, des goûts et des savoir-faire. Le petit commerce urbain se renouvelle par le commerce dit « ethnique » ou « minoritaire ».

Ces implantations sont anciennes et, aujourd’hui, ce segment de l’appareil commercial attire une clientèle diversifiée, numériquement bien plus large que la communauté à laquelle il est censé s’adresser. Il est aussi le support de petits liens, d’une sociabilité rattachée aux pays d’origine comme dans le quartier Château Rouge à Paris. Ce qui me semble important de souligner, c’est que le commerce dit « ethnique » constitue aujourd’hui une norme urbaine associée aux métropoles, un exotisme de proximité qui fait figure d’invariant.

Comment voyez-vous les petits et grands commerces évoluer ?

V.C. : Deux tendances paraissent se renforcer aujourd’hui en lien avec le type de consommation. D’une part, la consommation de flux bascule progressivement en ligne. Le « plein de courses », le ravitaillement régulier, les courses « corvée » sont amenées à être de plus en plus prises en charge par les plateformes à un rythme régulier, paramétrable par l’IA (packs d’eau pétillante, café, produits d’hygiène, lessive…). Une consommation plus exceptionnelle, culturelle, gastronomique, de luxe… passera toujours par le magasin qui conserve une légitimité en termes d’expertise, de découverte, d’acculturation à des styles, etc. Je vois le parc de grandes surfaces se réduire ou se transformer de l’intérieur, et celui des boutiques se maintenir à la seule condition qu’elles sachent répondre aux attentes des clients en matière d’expertise, de relation, d’hospitalité. 

Le cas rédhibitoire est celui des boutiques des quatre principaux opérateurs de téléphonie. Si, le vendeur vous fait patienter pour vous dire la même chose que le téléopérateur que vous avez eu précédemment au téléphone, ou, pire, vous renvoie vers le centre d’appel, il faut fermer immédiatement la boutique !

L’essor du « quick commerce » semble répondre à une demande croissante d’immédiateté. Que nous dit ce phénomène sur l’évolution des attentes des consommateurs français et sur notre rapport au temps dans la société moderne ?

V.C. : La demande d’immédiateté était dans ce cas stimulée par les campagnes publicitaires du quick commerce… En la matière, ce sont La Redoute et Les Trois Suisses qui ont ouvert le bal dans les années 1990 avec la livraison en 48 heures chrono puis 24 heures.

Le quick commerce, dont la part de marché est restée dérisoire, en tout cas inversement proportionnelles à l’attention médiatique dont il a été l’objet, reposait sur une demande de domesticité. Je crois me rappeler que le slogan de l’entreprise Cajoo était : « C’est moi qui commande ». Le quick commerce a quasiment disparu, mais les livreurs Uber Eats et Deliveroo assurent un service similaire. Les consommateurs urbains, aisés, diplômés, éprouvent le besoin de se faire servir, de faire sous-traiter certaines opérations du quotidien par un sous-prolétariat ; j’y vois un signe extérieur de position sociale.

Quant au rapport au temps, l’individualisme exacerbé et la quête de standing rendent l’attente insupportable, du moins pour des produits standard. Pour le luxe, l’attente semble au contraire mieux supportée.

Comment analysez-vous les phénomènes Shein et Temu et leur impact sur les commerces français ?

V.C. : Le philosophe Georges Bataille évoquait « la part maudite » de toute société. Une société se définit par les richesses qu’elle produit, mais aussi par ce qu’elle détruit et dilapide. Ces plateformes définissent une consommation permanente, addictive, compulsive… qui s’assimile en réalité à une grande destruction organisée de nos ressources. On peut bien évidemment dénoncer le coût social et environnemental d’un tel gaspillage et mettre en avant, de manière un peu convenue, les commerçants français et l’achat local. Mais il faut aussi souligner la fonction sociale de ce type d’achats. L’objectif est de se conformer à une mode, en particulier à l’âge de l’adolescence, mais aussi à des normes sociales. Consommer c’est participer à la société.

J’ai étudié récemment les logiques sociales sous-tendant le shopping hebdomadaire chez Action. La volonté de se conformer à la norme décorative explique par exemple le succès de l’enseigne et de ses rayons exposant des tapis de salle de bains, des petits cadres, des horloges de gare, des mini-poubelles, etc. Le matérialisme et la construction identitaire par les biens reste la norme ! Ce qui semble futile suit un objectif social.

Avec la montée en puissance du commerce numérique, comment les espaces marchands traditionnels doivent-ils évoluer ? Que nous dit cette transition sur l’avenir du commerce et sur les attentes des consommateurs français ?

V.C. : Je schématiserai en disant que les consommateurs attendent du sans contact et du contact : des plateformes et une livraison efficace, mais aussi des lieux du lien, des infrastructures sociales comme le sont les petits commerces, les centres commerciaux, les grandes surfaces culturelles, les marchés, les brocantes. Ce qui me semble condamné, c’est un type de distribution standard, indifférencié, sans cible précise, doté d’équipes de vente à l’expertise et à la disposition hospitalière approximatives.

Les consommateurs rejettent le commerce « neutre », celui qui ne leur parle pas. Decathlon parle au tennisman licencié, mais aussi au sportif du dimanche qui a pris de nouvelles résolutions. L’enseigne reconnait et fait exister les deux, sans les juger, mais tout en leur prescrivant un équipement adapté. 

La transition climatique est, selon moi, un axe de développement prioritaire. Le distributeur est mort, il laisse la place au commerçant curateur. L’objectif n’est plus de mettre de la marchandise à disposition – les drives ou la livraison sont là pour ça. Le commerçant doit accompagner chacun dans une transition consommatoire. Tout en appliquant les nouvelles réglementations environnementales et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre liées à son activité, il doit promouvoir la réparation, des labels, des marques durables, des aliments végétaux et désinciter, par l’arrêt des mises en avant et des promotions, l’achat de viandes issues d’élevage intensifs par exemple.

C’est ce rôle-là que le commerce doit assurer s’il ne veut pas être remplacé par des plateformes étrangères. Assumer cette mission, c’est aussi reconnaître qu’il joue un rôle de premier plan dans la société et cette mission est plutôt gratifiante.

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