Comment la presse se réinvente sur mobile

Par Xuoan D. le 18/06/2015

Temps de lecture : 8 min

Les médias ont connu une digitalisation « desktop » douloureuse, entre investissements contraints et baisse globale de leurs revenus. L’innovation digitale étant sans répit, la presse doit maintenant faire face à la migration des audiences sur mobile. Pour y parvenir, différents modèles sont à disposition des médias : apps natives, distribution via des tiers ou e-commerce. Autant d’expérimentations que nous vous proposons de décrypter dans ce nouveau dossier !

Le raz de marée mobile en chiffres

22,4 millions de français auraient consulté un site mobile ou une app d’actualité en janvier dernier selon Médiamétrie. Si cette hausse exceptionnelle – +26,5% par rapport à décembre, et +51,2% comparé à janvier 2014 – est due aux attentats de janvier, il est évident que « le mobile est en train de dévorer le monde » avec une croissance mondiale de +23% en 2014 selon KPCB. Le temps passé dans les apps mobile explose également, et dépasse désormais celui consacré à la navigation web sur un ordinateur aux États-Unis :

Temps passe mobile
source : Mobile is eating the world, Andreessen Horowitz

Malheureusement pour les éditeurs, les dépenses publicitaires ne suivent pas le transfert de l’attention sur mobile. L’investissement total sur mobile est même 3 fois inférieur à celui sur desktop aux Etats-Unis, pour un temps passé équivalent :

Investissement pub mobile temps passe
source : Internet Trends 2015, KPCB

Si une présence sur mobile est une évidence pour les médias, le choix des modes opératoires est large : site responsive, app native généraliste ou spécialisée, distribution des contenus via un partenaire média social ou agrégateur. Découvrons dès maintenant les cas les plus innovants.

Une opportunité pour proposer de nouvelles expériences aux lecteurs

lemonde-lamatinale

Le Monde a récemment dévoilé La Matinale, une nouvelle app proposant chaque matin une sélection d’une vingtaine d’articles, présentés sous forme de cartes aux fonds colorés à « l’UX bien pensée » selon Claire Gallic de l’agence Intuiti avec « un titre attractif accompagné d’une photo et du nombre de minutes nécessaires à la lecture ». La navigation invite à conserver ou à passer chaque article d’un mouvement du doigt à la façon d’un Tinder dont Le Monde assume s’être inspiré. Le quotidien du soir s’essaie donc au matin, sous une forme plus légère en apparence mais valorisant tout de même ses contenus réservés aux abonnés avec un tarif de 6,99€ par mois via l’App Store (1,99€ au lancement) contre 17,90€ pour lemonde.fr. Un dispositif particulièrement séduisant pour tenter de conquérir un nouveau public tout en s’adaptant aux usages mobiles.

picks-img

Moins d’un tiers des lecteurs du New York Times visitent la page d’accueil. Partant de ce constant, le NYT a imaginé une app qui ne serait pas une simple transposition de son site web (ou du journal) sur mobile. Avec NYT Now, les articles sont présentés sous la forme d’un fil d’actualité particulièrement visuel, agrémenté de titres, d’accroches et de quelques points clés. L’objectif avoué est de convaincre un jeune public de lire le NYT directement via cette app, et de moins dépendre de l’apport irrégulier de trafic des réseaux sociaux. À noter que comme pour la Matinale du Monde, une offre d’abonnement plus accessible a été initialement proposée, avant d’être abandonnée lors de la refonte de l’app en mars dernier. La génération Y paiera-t-elle un jour pour de l’info ?

echos

Les Echos ont également profité du mobile pour proposer une toute nouvelle offre de contenus orientée live, présentée elle aussi sous forme de fil d’actualité enrichi. Avec Les Echos Live, le quotidien économique devient plus généraliste et réactif avec un usage fréquent des notifications. Ce canal désormais décisif pour les médias permet aux Echos de publier des contenus très courts qui se suffisent à eux-mêmes à la façon d’un tweet, délivrant une information en quelques caractères sans davantage de développement.

Impossible d’évoquer l’usage des notifications par les médias sans citer Circa. Ce pure-player américain de l’information se distingue par un usage personnalisé de notifications. Alors que des centaines de push sont adressées tous les jours aux lecteurs de Circa, la rédaction n’a émis que 60 notifications globales lors des 12 derniers mois. Les autres notifications étant émises selon les habitudes de lecture de chaque personne, de ses goûts et de sa localisation. Mais Circa ne s’arrête pas là et innove avec un format disruptif : pour chaque sujet, un article est organisé en de courts blocs de contenus. À chaque rebondissement, l’article est mis à jour en ajoutant des blocs, alors que les autres médias auraient plutôt comme réflexe de créer de nouveaux articles répétant à chaque fois des éléments de contexte. Ce qui n’est jamais le cas sur Circa, d’autant qu’en retournant sur l’article, l’utilisateur distingue immédiatement les nouveaux blocs de contenus de ceux qu’il a déjà lus. Le concept de blocs de contenus n’est pas sans rappeler là aussi Twitter, qui pourrait prochainement racheter Circa.

Autres cas notables :

Al Jazeera Network a développé avec AJ+ une communauté de lecteurs et d’éditeurs de contenus autour d’une expérience mobile particulièrement séduisante

Yahoo News a également su faire évoluer son offre avec un « Digest » mobile de 7 à 10 articles résumés. Avec là aussi une mise en page particulièrement séduisante et quelques infos clés sous forme « d’atomes ».

Le Groupe Cerise, éditeur de OhMyMag et GentSide s’apprête à lancer ses 1ères apps mobile. Pas de transposition des sites existants – déjà en train – mais des apps faisant la part belle aux vidéos.

BuzzFeed vient tout juste de dévoiler News, une app proposant un « catch up » de l’actualité du moment, entre liste d’infos clés, articles et curation de liens vers d’autres médias.

Les médias expérimentent avec des apps mobiles proposant des expériences de lecture réellement adaptées au support : mise en page épurée, impact des visuels, curation de contenus et notifications. Cependant, se faire une place parmi les 10 apps utilisées au quotidien avec comme concurrents les jeux vidéos et les réseaux sociaux est un pari osé :

Flurry Analytics
source : Flurry Analytics, via Frédéric Filloux

Et si les médias avaient plutôt intérêt à se baser sur l’audience des médias sociaux ?

Des intermédiaires nommés Apple et Facebook

Instant articles facebook

Partant de son propre constat que les sites médias mettent 5 fois trop de temps à se charger sur mobile, Facebook a développé les Instant Articles. Un nouveau format de contenus directement hébergés sur Facebook et bénéficiant de toutes les optimisations de la plateforme pour le mobile. Un test est en cours avec des éditeurs tels que The Guardian, le NYT (à nouveau), BBC News ou Buzzfeed dont voici les 1ères parutions. Un partage de revenus est prévu dans le cas où Facebook commercialise l’espace – 30% pour Facebook, 70% pour l’éditeur – ce qui est une 1ère dans l’histoire de la plateforme. Mais les éditeurs peuvent aussi servir leurs propres publicités et conserver 100% des revenus. Si le format est particulièrement séduisant, le trafic reste sur Facebook. Un réseau social connu pour une certaine instabilité vis à vis de ses partenaires, au gré de l’évolution de sa stratégie « move fast and break things ». Les médias ayant investi dans leurs propres « Facebook social readers » s’en souviennent encore.

Des médias se déploient également sur d’autres réseaux sociaux sans objectif d’apport de trafic à leurs propres supports. BuzzFeed a notamment créé BuzzFeed Distributed afin de publier du contenu sur Tumblr, Imgur, Instagram, Snapchat, Vine et les applications de messageries. C’est à dire des supports avant tout mobiles. Mashable de son côté vient de passer un an sur Snapchat.

Une autre approche, cette fois-ci portée par Apple : News, une app disponible à la rentrée sur iOS 9. Cette app d’agrégation de contenus « ressemble comme deux gouttes d’eau à Flipboard » selon Claire Gallic « pour laquelle plusieurs grands groupes de presse ont d’ailleurs déjà signé des accords ». Côté monétisation, le principe est le même qu’avec Facebook Instant Articles : 70-30% en cas de vente de l’espace publicitaire via iAds, 100% s’il s’agit d’un espace vendu par l’éditeur.

Reste à savoir ce que Google proposera à terme, le géant de Mountain View ayant tous les ingrédients à disposition pour contrer Apple News : Android, Google News et Google Now pour la technologie prédictive.

Autant d’initiatives qui font dire à Frédéric Filloux, ex directeur digital des Echos que « les médias doivent tout simplement laisser tomber les app mobiles natives », à moins d’y mettre les moyens.

Le print n’a pas dit son dernier mot

Bien loin de l’éventualité de faire confiance ou non aux GAFA, la complémentarité print et mobile s’affirme au niveau local. Citons l’application Zeens de Presstalis qui permet de suivre les sorties de nos magazines favoris et de géolocaliser… le kiosque ou point de vente le plus proche.

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Direct Matin a récemment proposé de la réalité augmentée, avec une complémentarité app mobile et journal papier, de l’actu jusqu’aux mots croisés !

La presse féminine (et bientôt masculine ?) pourrait également profiter d’une complémentarité print et mobile grâce à Selectionnist, « le shazam de la presse ». Cet app permet de flasher les pages d’un magazine pour en identifier les produits, et les commander ensuite via les e-commerces des marques.

Quid de la monétisation ?

Le marché publicitaire mobile est peu rassurant pour les éditeurs à date, avec une part de l’investissement média sur mobile ne correspondant pas aux audiences réalisées, et « accaparé à 64% par 5 sociétés » selon Frédéric Filloux ne laissant « qu’un tiers au éditeurs ».

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Si le marché est en quête d’annonceurs et du format publicitaire mobile idéal, le native advertising semble être le profil idéal pour vendre un même espace sur les différents supports : le site responsive (desktop, tablettes, mobile), l’app mobile et les présences distribuées sur Facebook Instant Articles ou Apple News.

Et si l’on remettait en cause le mobile first ?

Les médias n’ont jamais eu autant de choix à faire quant à leur présence en ligne. En passant du papier au digital, ils ont déjà subi la fragmentation de leurs contenus et ainsi dégradé sensiblement leurs revenus (finie l’époque où le journal était lu intégralement, avec les petites annonces finançant en quelque sorte la rubrique internationale !). Avec le mobile, la fragmentation s’accélère : si un site responsive sera une source de partages sur les médias sociaux, il ne constituera pas une destination pour les habitués. A contrario d’une app mobile. Quant aux dispositifs d’intermédiaires (Instant Articles, Apple News, NewsRepublic ou Flipboard), leur puissance est séduisante… et risquée. In fine, la bonne approche pour les médias ne serait pas de foncer « tout schuss » vers une stratégie mobile, mais comme l’affirme Denis Marchant, PDG du Groupe Cerise, de plutôt maitriser « les différents canaux d’audience, et à limiter la dépendance aux GAFA ».

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