Connaissez-vous la première règle du Prompt Club ?
Cette interview fait partie de notre numéro spécial IA.
Depuis quelques mois, le Prompt Club – composés de réalisateurs, motion designers, directeurs artistiques, artistes plasticiens, graphistes et entrepreneurs – réunit une poignée de créateurs et créatrices qui repoussent les limites de la vidéo générée par intelligence artificielle. Chaque mois, ils réalisent chacun un film d’une durée comprise entre 30 secondes et 2 minutes.
À mi-chemin entre laboratoire créatif et collectif d’auteurs, ce groupe né sous l’impulsion de Gilles Guerraz a su fédérer des talents issus de l’image, de l’art ou de la pub autour d’une même passion : explorer ce que l’IA peut révéler, et non remplacer, dans l’acte de création. Parmi eux, Cloë Saint-Jours, réalisatrice IA et directrice artistique, et Stéphane Tranquillin, réalisateur IA et photographe, ont accepté de répondre à nos questions en duo, en croisant regards et expériences.
Entre récit personnel et vision collective, l’interview tente d’établir un bilan des premiers mois et revient sur leur rapport aux outils, aux marques, à la narration ou encore au style. De Kling à Midjourney, de la faille esthétique au storytelling viscéral, ces deux membres du Prompt Club racontent leur pratique sans filtre, avec la même exigence : que l’IA ne soit jamais un gadget, mais un levier de création singulier, porteur de sens, d’émotion et de point de vue.
Depuis la création du Prompt Club, comment avez-vous vu évoluer la pratique de la création vidéo avec l’IA ?
Stéphane Tranquillin : Le Prompt Club a vu le jour début novembre 2024, et j’ai eu la chance d’en faire partie dès les débuts. Dans le domaine de l’IA, le temps passe à une vitesse folle ; quelques mois représentent une éternité par rapport à d’autres secteurs.
À l’époque, on pouvait déjà obtenir des résultats intéressants, mais il était difficile de vraiment maîtriser les créations finales. Ce qui nous manquait le plus, c’était le contrôle et la cohérence. Depuis, la technologie a connu une évolution constante. Elle nous offre plus de réalisme, plus de maîtrise, une meilleure cohérence et ouvre un champ de possibilités toujours plus vaste pour nos ambitions créatives. Aujourd’hui, nous pouvons créer des images et des plans qui auraient été impensables en novembre 2024, et avec une précision bien supérieure.
Cloë Saint-Jours : Quand j’ai rejoint le Prompt Club en janvier 2025, je n’avais encore jamais fait de film. J’ai débarqué avec l’audace qui me caractérise : j’ai pris le thème du mois en cours… et j’ai réalisé mon tout premier film IA. Sans méthode, sans certitudes. Juste l’envie brûlante de créer, et de le faire à ma manière. À l’époque, on travaillait avec Kling 1.6. Rien n’était fluide. Il fallait ruser, trafiquer, regénérer dix fois (ce qui arrive encore aujourd’hui). Mais c’est là que j’ai compris que l’IA n’était pas juste un outil gadget — c’était un outil surpuissant. Un outil qui amplifie ma créativité, qui décuple mes possibilités visuelles.


Depuis, tout a évolué à une vitesse folle : qualité d’image, stabilité, respect des prompts… Mais au-delà de la tech, ce qui a vraiment évolué, c’est l’ambition créative. On n’est plus dans l’effet « waouh ». On veut raconter, construire, faire œuvre. L’IA ne fait pas le film. Elle le rend possible. Et ça, je l’ai intégré dès le départ. Et pour être honnête, je crois que mon évolution, je la dois autant — voire plus — à Gilles, le fondateur du Prompt Club, et à cette bande de passionnés brillants, qu’aux outils eux-mêmes.
Qu’est-ce qui vous réunit en tant que collectif, au-delà de l’expérimentation technique ?
Cloë : Ce qui nous lie, c’est la bienveillance, l’exigence, et l’envie d’explorer. On partage nos ratés comme nos méthodes, sans pression. Le Prompt Club est un espace rare où une idée trop bancale pour une agence peut trouver sa place. Le Prompt Club, c’est une zone franche. Tu peux arriver avec un plan flingué, une idée trop bancale pour une agence — ici, on va t’écouter et t’encourager à aller au bout, même si c’est brut ou imparfait. Je préfère faire un film un peu sale mais habité, qu’un projet lisse et creux. Là où tout doit être clean, filtré, maîtrisé… c’est précieux.
Stéphane : L’idée à l’origine était de retrouver l’énergie d’un ancien collectif de réalisateurs : Les Filmistes Associés. Ils se retrouvaient chaque mois autour d’un thème, puis avaient 30 jours pour produire un film, chacun de leur côté. Gilles Guerraz a voulu insuffler cet esprit au Prompt Club : un espace où la spontanéité, la débrouille et le plaisir de créer priment sur la pression du résultat. Aujourd’hui encore, cette dynamique est bien vivante.
À quelles limites vous heurtez-vous aujourd’hui dans vos créations IA ?
Cloë : La principale limite, c’est pas l’outil. C’est le temps. Parce que pour obtenir un rendu fort, singulier, cohérent… tu passes des heures à prompter, retoucher, regénérer, ajuster, monter, sonoriser. Les outils IA ne te font pas gagner du temps créatif — ils t’en ouvrent. Techniquement, il y a encore des zones sensibles : la continuité des personnages (même si ça évolue très vite), les packshots produits, le lip sync, les logos qui se déforment… Mais honnêtement, tout ça progresse à une vitesse folle. Et surtout, ça dépend du type de projet.
Récemment, on en parlait avec Gilles et Stephan du Prompt Club. Stephan disait à peu prêt ça : “Si le seul but, c’est de coller au réel au millimètre près… alors pourquoi faire de l’IA ?” Il a raison. C’est une vraie réflexion. L’intérêt n’est pas de reproduire, mais de transformer. De dérégler le réel, de le tordre un peu. De créer des images qui n’existent nulle part ailleurs. L’IA permet tous les possibles — et surtout l’impossible.
Stéphane : Au niveau technique, il reste bien sûr pas mal de choses à régler. Le contrôle sur la génération finale ainsi que la cohérence ont été grandement améliorés, mais ce n’est pas encore totalement parfait. Pareillement, l’outil étant encore assez jeune, il y a constamment le besoin d’aller d’une plate-forme à une autre pour pouvoir réaliser des vidéos. Chaque plate forme a ses points forts et ses points faibles et il nous faut les connaître afin de proposer ce qu’il y a de mieux qualitativement parlant dans nos films.


Enfin, il faut sans cesse se familiariser avec de nouveaux outils : chaque semaine, 5 à 10 nouveautés apparaissent qu’il faut repérer, tester, parfois maîtriser. Or, avec nos activités quotidiennes en agence, en production – voire en formation pour certains d’entre nous – cette veille technologique devient, à elle seule, un véritable travail à temps plein.
Quelle place occupe la narration dans des films créés (partiellement) par IA ?
Cloë : La narration est centrale. C’est là que commence la création. C’est mon point de départ. Mon moteur. Je ne me lève pas le matin pour “faire un film IA”. Je me lève pour raconter un truc qui me brûle. La colère, l’amour, l’injustice, l’ambiguïté. L’IA, c’est un médium. Pas une fin. Dans Brisés, HoldUp ou Babylone, je pars toujours d’un axe fort, d’une émotion brute. Ensuite, l’image vient : elle illustre, elle amplifie, elle percute. Je peux passer des heures à affiner un seul plan. Je suis autant obsédé par l’esthétique d’un plan que par la voix qu’il porte. Un bon film, ce n’est pas qu’une suite de belles images. C’est une vision, un point de vue. Une nécessité.
Stéphane : Là, je parle à mon niveau, car c’est peut-être différent pour d’autres créateurs IA. La narration est ce qui me “drive” depuis tout petit. Dès mon plus jeune âge, lorsque j’ai su dessiner, j’ai commencé à inventer des histoires, en imaginant les personnages, les relations entre eux, les univers où ils vivaient.
Plus tard, en tant que photographe, j’ai également toujours eu cette obsession de raconter des histoires, que je fasse de la photo de mode, de la photo documentaire ou de la photo de rue. En réalisation, quand je faisais du clip, j’essayais toujours d’avoir un storytelling fort. Et maintenant avec l’IA, qui permet pratiquement de réaliser tout ce qu’on a en tête, bien entendu que la narration reste mon moteur principal.
Comment abordez-vous la question du style ou de la signature artistique, à l’heure où beaucoup de contenus IA peuvent se ressembler ?
Cloë : C’est la vraie question. L’IA, c’est un amplificateur. Si t’as rien à dire, elle le dira très bien. Avec précision, mais sans profondeur. J’ai une signature visuelle que je travaille comme un beatmaker : une palette rose, de la fumée colorée, des lumières irréelles, des personnages étranges, des plans très composés, et des cuts secs qui claquent comme des fractures. Je bosse mes prompts comme des incantations. J’ai des blocs récurrents que je glisse partout. Je les décline, je les tords, je les pousse plus loin… mais ils restent présents.


C’est ce qui me permet de maintenir une identité visuelle cohérente, même à travers des récits très différents. Ce n’est pas du style pour le style. C’est ma langue, et mon terrain de jeu… Du moment. Et c’est ce langage qui me permet de rester la pilote de mon film — pas juste le moteur.
Stéphane : J’avoue que je ne me pose pas la question. Je n’y pense pas, à vrai dire, quoique l’on fasse, notre personnalité, notre vécu, ce que l’on regarde, lit, mange, ce qu’on écoute… tout participe à nous forger, et lorsque l’on va créer un film (ou toute autre pratique artistique) on va faire des choix qui vont contribuer à asseoir une patte, un style. Parfois ces choix seront conscients, d’autres fois pas forcément, ils peuvent parfois découler de limitations techniques, budgétaires, etc. Lorsque je dessinais beaucoup dans l’adolescence, je n’avais pas l’impression d’avoir un style particulier, pourtant on reconnaissait mon style de dessin au premier coup d’œil. Je pense que c’est un peu pareil pour mes films, en tout cas, j’ose le croire.
Avez-vous observé un changement de regard des marques et des agences sur vos travaux ?
Cloë : Oui, clairement. On est passés du “c’est cool, mais gadget” à “comment tu fais ça — et comment on peut le faire avec toi ?” Il y a un véritable intérêt aujourd’hui. Je crois même que beaucoup de marques en rêvent secrètement, même celles qui prétendent que ce n’est pas pour elles.
Certaines commencent à comprendre que l’IA, ce n’est pas juste une tendance. C’est une nouvelle façon de raconter : plus rapide, plus libre, plus radicale parfois. Elle permet de créer des films forts, poétiques, puissants — sans passer par les mêmes process, les mêmes formats, les mêmes limites de prod.
C’est aussi une chance pour les marques de sortir du storytelling figé, des images trop attendues. De proposer quelque chose d’audacieux, d’émotionnel, de vraiment singulier — à condition d’oser confier les clés. Mais d’autres cherchent juste à cocher la case “innovation” dans leur stratégie. Et là, clairement, je passe mon tour. Je ne vends pas une techno. Je vends une vision. Une esthétique. Un univers. Et c’est avec ça qu’on crée une vraie rencontre.


Stéphane : Les demandes d’agence et de marques commencent à réellement affluer pour de la création en IA, signe que les premiers temps où le scepticisme était de mise sont en train de passer. Il y a encore pas mal de travail et de temps avant que ce soit communément accepté, mais les agences voient l’intérêt de l’IA au niveau budgétaire, au niveau du temps, au niveau de la réactivité qu’elle permet.
Lors de la session spéciale Pub que l’on a effectuée chez Meta France, on a eu des retours très positifs des directeurs créatifs présents. C’est encourageant pour la suite.
En quoi les outils récents comme Sora ou Kling changent-ils votre manière de concevoir un film ?
Cloë : Sora, je ne l’utilise pas. Je ne vais pas mentir ou broder. Kling, c’est clairement mon outil de référence. C’est celui sur lequel je travaille quasiment tout le temps. Ses dernières versions changent tout… sans rien changer. Oui, c’est plus fluide, plus stable, plus réaliste. Mais si ta direction artistique est faible, tu obtiens juste un film lisse, random, oubliable. Moi, je reste en image-to-video pour garder le contrôle. Je compose mes visuels en amont, souvent sur Midjourney. Je les upscale, je les retravaille, je les densifie — puis je les anime avec Kling. Plan par plan. Parfois je crée 150 images juste pour faire un plan. Mais c’est ma base de travail, c’est là que réside toute ma DA.
Il ne faut pas oublier un autre aspect essentiel : Kling a aussi facilité le process de création à un point incroyable. Plus besoin de matériel lourd ou d’équipes de tournage énormes pour obtenir un rendu cinématographique. Ça ouvre la porte à des créateurs qui n’auraient jamais pu se permettre de réaliser un film. Et ça, c’est révolutionnaire.
Stéphane : Kling est mon outil de prédilection depuis que j’ai commencé à faire des films IA. Il est excellent en animation, chaque update permet encore d’améliorer les animations et d’avoir de nouvelles fonctions intéressantes comme la possibilité d’interchanger un élément d’une vidéo avec un autre par exemple. Il est également excellent pour son adhérence au prompt, c’est-à-dire qu’il “écoute” ce qu’on lui demande bien mieux que d’autres outils. Donc dès la conception de mon film, lorsque je réfléchis à mes plans, je peux dès cette phase imaginer des plans avec des actions ou des mouvements de caméra plus complexes qu’avec la plupart des concurrents.
Avec Sora c’est différent. Il est beaucoup plus complexe à appréhender, car le taux de déchet est extrêmement élevé, et même si je sais que l’on peut obtenir des résultats très intéressants avec cet outil, clairement, je n’ai pas le temps de faire 100 générations pour en avoir une qui fonctionne.
Quelle serait, selon vous, une bonne manière pour une marque de s’approprier ces nouveaux outils sans tomber dans l’effet gadget ?
Cloë : D’abord, arrêter de vouloir “faire de l’IA”. Ce n’est pas un genre. C’est un moyen. Une bonne campagne, c’est une idée forte, une vision claire, et une exécution libre. Si tu as ça, l’IA peut devenir un levier incroyable. Tu gagnes en radicalité, en souplesse, en audace. Mais pour ça, il faut oser lâcher prise. Sortir du lisse et accepter l’imprévu. Ce que j’attends des marques, c’est du courage créatif — et de la confiance en celles et ceux qui créent. Sinon, ça ne raconte rien. Et ça ne marque personne.


Stéphane: Il faut avant tout qu’elles ne fassent pas l’erreur de vouloir une pub faite en IA parce que c’est tendance ou pour se poser en pionnier. Il faut qu’elles envisagent la création en IA comme toute autre production habituelle. Alors oui, on peut parfois faire plus vite, souvent moins cher. Mais si ces deux atouts sont les deux axes prioritaires pour eux, au détriment du message qu’elles veulent passer, elles sont dans l’erreur. Le message, le storytelling, doivent rester centraux. L’IA on l’a déjà dit, n’est qu’un outil, pas une fin en soi.
Si vous pouviez rêver d’un projet de film IA dans les mois à venir, sans limite de budget ni de techno, à quoi ressemblerait-il ?
Cloë : J’adorerais faire un film comme ceux des artistes qui m’inspirent. Un film engagé, esthétique, libre. Un vrai long-métrage de cinéma. Pas forcément à gros budget — c’est pas ça qui m’importe. J’ai une histoire en tête, une histoire vraie, que je porte depuis un moment — et que j’écris dès que j’ai une heure devant moi. Une DA authentique, un message fort, et un casting de personnages récurrents, que je pourrais suivre, faire évoluer, incarner visuellement. Et ce film-là, je veux qu’il raconte sans permission. Qu’il bouscule. Qu’il existe.

Mes influences croisent plusieurs mondes : le cinéma brut et sans filtre de Kourtrajmé, Ladj Ly, Gavras, Chapiron… Et la sensibilité de Sofia Coppola ou de Maïwenn, pour leur capacité à capter des émotions à vif, des figures féminines intenses, nuancées, imparfaites. Vous l’aurez compris : ça parlera d’une femme, de métissage, de tolérance, de combat, d’injustice… De la vie, quoi. Mais sûrement pas la vie en rose.
Stéphane : Je suis obsédé par l’idée et l’objectif de réaliser un film, un long métrage. J’ai plusieurs idées que je fais évoluer, que je travaille dès que je peux. Si je ne devais garder qu’un seul de ces projets que j’ai en moi, ce serait de créer un film d’anticipation, dans un futur proche, qui servirait comme tout bon film d’anticipation à évoquer certains travers de notre société. Ce ne serait pas un film sensationnaliste, avec des effets partout. J’aime les films intimistes et j’imagine un film d’anticipation intimiste.

J’aimerais un film hybride, c’est-à-dire qui permette de travailler avec de vrais comédiens, une équipe avec un chef op, des machinos, etc. tout en utilisant les possibilités que l’IA nous offre maintenant.
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