W Conran Design

News de l'agence W Conran Design

4 – Lettre ouverte à Denis Gancel

Chaville, le 7 avril 2020

Mon Cher Denis,

Merci pour cette belle lettre pleine d’espérance.

Elle bruisse des rires de nos retrouvailles lorsque nous pourrons remettre le nez dehors, des verres qui trinquent en terrasse, des cafés du matin et du vacarme joyeux des marchés du dimanche. Il y soufflera, comme tu l’écris, un vent frais de nouveauté. Les rues s’animeront à nouveau, laissant dans nos mémoires les images hallucinées de la place Saint-Marc déserte, de la Concorde et de la Cinquième avenue sans âme qui vive. Nous redécouvrirons ébahis les lumières de la ville, les restaurants et les boutiques.

Ta lettre témoigne aussi de tes intimes convictions, de la vie intérieure et de la spiritualité qui t’animent. Si nous n’avons pas emprunté les mêmes chemins, comme Peppone et Don Camillo, peu de choses au fond nous séparent dès lors qu’il s’agit d’éthique et de responsabilité.

Mais il y a chez moi une part de doute qui, comme chez Saint-Thomas, ne m’engage à croire que ce que je vois. J’ai lu également, dans la lettre que nous a écrite Martin, la belle promesse que “rien ne sera plus comme avant”. Elle était également dans la bouche du Président.

Tu veux le croire.

Je ne demande qu’à voir…

Sur bien des points, je crains que cet épisode de quelques mois ne se réduise à entrecouper, malgré sa générosité et sa fulgurance, le fil de notre Histoire d’un spasme éphémère. Comme dans une forêt vierge, la voie un instant dégagée repoussera aussitôt, plus épaisse encore.

Le marché noir des masques sur les tarmacs, les escortes de convois pour leur acheminement, les ventes d’armes qui explosent aux États-Unis, les infirmières que l’on agresse nous préparent davantage à Mad Max qu’au jardin d’Éden.

C’est, comme tu le mentionnes, ce qui s’est passé en 2008. C’est aussi ce que nos arrière-grands-parents ont cru après la Première Guerre mondiale et la grippe espagnole. Les Années folles ont fait long feu. Les garçonnes ont laissé pousser leurs cheveux, elles sont retournées à leurs foyers et l’enfer s’est installé sur terre.

Je te fais part de l’écho d’une lettre qu’Alexis, l’un de nos anciens élèves et stagiaire, m’a adressé cette semaine. Comme sa génération, il doute des mains posées sur le cœur, de la contrition et de “l’honnêteté brandie comme un totem”. Et Philippe Thobie, avec qui nous avons beaucoup échangé il y a quelques mois, redoute que “dès la crise terminée, certaines marques se délectent d’un Business as Usual, confortées par le regain progressif des indices boursiers et incapables d’une quelconque remise en cause”.

Et puis les savants trouveront un vaccin. Alors, euphoriques et soulagés, nous aurons vite fait d’oublier nos serments. Nous aurons raté les soldes. La collection automne sera prête à porter. Et nous irons gaiement lécher les vitrines, à nouveau aveugles aux ravages de l’industrie textile et de la fast fashion. Lors de la chute du mur de Berlin, nous rappelions dans Ecce Logo que les Allemands de l’Est se ruèrent dans le supermarché de l’autre côté du mur. Il y a fort à parier qu’à la fin du confinement, nous serons à nouveau contaminés par le virus de la fièvre acheteuse. Alors, nous aurons gâché cette occasion…

L’avenir radieux ne se fera pas en un jour…

La réflexion sur le Contributing®, engagée bien avant la crise sanitaire, formule des vœux sans doute plus modestes que ceux qui s’emballent et fantasment le grand soir pour demain soir… À trop vouloir embrasser, nous brasserons du vent.

Nous en convenons dans nos échanges, ce que nous entrevoyons se garde bien du trop d’optimisme et navigue, comme tu le dis, entre la menace et le projet. Comme la limitation de vitesse et l’alcool au volant.

Cet espoir plus petit ne manque pourtant pas d’ambition. Mais il se situe à hauteur d’Homme. Mon Magnificat, c’est une phrase magnifique d’Henri Lefebvre* : “Méfiez-vous de l’abyssal autant que du céleste. Il faut rester à la surface, c’est-à-dire là où donnent les rayons du soleil”. Tu vas rire, ce grand philosophe avait envisagé la prêtrise avant de se tourner vers Marx, dont je découvre avec bonheur qu’il entre enfin dans tes repères bibliographiques ;)

Le Jour d’après qu’évoquent les oracles, s’il vient, sera fait de petits changements et d’actes concrets qui établiront peu à peu, en une ou deux générations, de nouveaux référentiels. C’est bien pour cela qu’il faut compter sur celles qui viennent pour qu’elles ouvrent de larges brèches dans nos certitudes. Comme le dit Delaney Reynolds**, ce qui donne espoir, “c’est que les enfants en maternelle captent [qu’il y a] un problème, et pas les politiciens”.

Cela passera alors par l’école, par la culture, par des lois contraignantes, sans doute. Et donc par l’État, par la puissance publique et une politique d’investissements concrets aptes à construire un nouvel imaginaire collectif. Le Politique — P majuscule — prendra alors tout son sens.

Cela passera aussi par le secteur privé. Par les entreprises, par leurs stratégies revues et corrigées. Comme nous l’a écrit justement Johanne, "les consommateurs sont prêts à faire des choix mais pas des sacrifices. Et si c’était en effet aux marques de proposer de nouveaux choix, de nouvelles habitudes, de nouveaux usages, plus justes, plus attractifs et plus responsables”. Nombreuses sont celles, dans tous les secteurs, qui, sans attendre l’urgence du moment, ont pris des initiatives. Petites à l’échelle des enjeux planétaires, mais bien réelles et durables.

Du zéro paille en plastique chez McDonald’s à la promotion des circuits courts chez Carrefour, du reconditionnement des Weston après rachat des chaussures usées à L’Increvable, cette machine à laver qui se joue de l’obsolescence programmée…

Ou bien encore, cette mesure spectaculaire de la MAIF, entreprise à mission, qui va rembourser 100 millions d’euros à ses sociétaires, en ajustant les primes d’assurance à la baisse des accidents de la route…

Ce sont les premières pierres qui jalonnent un long périple, un très long périple. Il ne s’agit là ni de charité ni de philanthropie, ni non plus de grandes déclarations sans lendemain. Il s’agit d’une évolution en pente douce propice au changement des mentalités, aptes à réconcilier créativité, sens et business.

C’est bien par les preuves de transformations réelles exposées en pleine lumière, au-delà de l’urgence et de l’émotion, que l’État et le secteur privé sauront convaincre leurs publics de la part pertinente, légitime, utile qu’ils auront prise à la réparation du monde.

C’est ici que nos métiers doivent se retrouver et faire leur part. Nous avons des outils puissants dont chacun a bien conscience qu’ils peuvent être mieux utilisés. En prenant le temps alors que la vitesse s’est imposée comme la doxa du XXe siècle. En n’oubliant plus la moitié de l’humanité dans nos représentations, en lui laissant la place. Je re-re-re déclare avec Aragon que la Femme est l’avenir de l’Homme. En préférant parfois le silence au vacarme que les marques entretiennent trop souvent pour exister.

Pour concevoir des solutions adéquates à nos conditions de vie, le travail des architectes et des designers doit conquérir de nouveaux terrains au sein des entreprises et des institutions. Avec créativité, car elle est une fête de l’esprit qu’il faut injecter partout. Faire plus et mieux avec moins est au cœur de la pensée design. Moins de matière, moins d’énergie, moins d’irritants, moins de complexité. Plus d’élégance, plus de respect et plus de plaisir surtout… Je ne sais pas si le design changera le monde, comme le prophétise Vilém Flusser***, mais il pourra en dessiner des contours plus harmonieux.

Pour véhiculer des idées nouvelles, plus frugales, plus respectueuses et induire de nouveaux comportements, la publicité est un formidable vecteur. La bonne, bien sûr, celle qui parle à la tête, celle qui nous embarque, nous fait rire ou nous émeut, mais pose les bonnes questions au lieu de servir des réponses définitives. Celle qui nous émancipe. À cette condition, elle redeviendra attractive. Je ne sais pas non plus si la communication changera le monde. Pas sûr que ce soit son rôle. Mais elle pourra porter à connaissance les initiatives vertueuses et, à sa façon, en être prosélyte.

Reste à chacun à se retrousser les manches.

Pour qu’en continuant à “bien nous marrer” sur terre, comme Fred Vargas le dénonce amèrement (merci pour la référence !), nous n’épuisions ni les Hommes, ni la planète et puissions bâtir un avenir durable et serein.

La voici, notre Troisième Révolution !

Tu te souviens, bien sûr, dans mon bureau du bel objet qu’un de mes professeurs et maîtres, François Miehe, m’a offert un jour. C’est une faucille sur laquelle est articulé un marteau : “C’est un coupe-carotte, m’a-t-il dit, pour cultiver ton jardin !”.

Au fond, je suis déjà armé pour ce grand dessein et j’entends au loin les lendemains qui chantent.

C’est aussi pour cela que finalement, comme toi, je veux être très optimiste !

Je t’embrasse et suis impatient de te lire.

Gilles


*Critique de la vie quotidienne, III. De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien), 1981, L’Arche

**https://delaneyreynolds.com/

***Petite Philosophie du design, trad. de l’allemand par Claude Maillard, éditions Circé, 2002 (ISBN 978–2–84242–145–8)