Les chatbots sont morts, vive les médias 100% messagerie !

Par Élodie C. le 11/07/2019

Temps de lecture : 13 min

L’interview Jeunes Loups de Marjolaine Grondin, co-fondatrice de Jam.

Alors que les médias misent tous sur la vidéo, le chatbot pourrait bien venir bousculer leurs certitudes à un moment où les marques cherchent à créer du lien avec leur communauté, générer des interactions toujours plus riches et de l’engagement. Technologie suscitant des sarcasmes dès son lancement, démodée avant même d’avoir livré son plein potentiel, elle se réinvente sous l’égide d’entreprises qui croient en son efficacité. C’est le pari de Marjolaine Grondin, co-fondatrice de la startup Jam, un média conversationnel à destination des jeunes de 15 à 30 ans. Un pari ambitieux et pourtant : le média revendique aujourd’hui 600 000 utilisateurs, dont 150 000 sont quotidiens. Après une deuxième levée de fonds d’un million d’euros, la première Française à avoir foulé la scène de la fameuse conférence F8 de Facebook, évoque dans cette nouvelle interview Jeunes Loups le développement de ce média conversationnel : de ses débuts, à son business model, en passant par ce que cela implique d’être un média 100% Messenger face aux médias traditionnels ou encore la manière dont Jam fait appel à sa communauté pour débusquer insights et data pour les marques.

Jam a été fondé en 2015, comment les chatbots ont-ils évolué depuis 4 ans ?

Marjolaine Grondin : Lorsque nous avons commencé, on ne parlait même pas de chatbot, mais “d’applications invisibles”. Si le mot est plus féérique, le terme chatbot se comprend un peu mieux, même si tout le monde met un peu ce qu’il veut derrière : il abrite les plus grands rêves, mais aussi les plus grandes déceptions. À nos débuts, le service fonctionnait par SMS, puis ensuite via Messenger, dans les deux cas il y avait toujours des humains derrière. L’idée était de créer une discussion très riche où l’humain et la machine collaboreraient.

La grande évolution est arrivée en 2016 lorsque Facebook a permis aux développeurs de concevoir des bots à intégrer sur Messenger. Cela a vraiment permis de changer les usages : auparavant, les utilisateurs s’attendaient à pouvoir demander tout et n’importe quoi aux chatbots, aujourd’hui, si l’on s’attend toujours à une réponse rapide de leur part, les utilisateurs se sont habitués à cliquer sur différentes options au sein d’une conversation guidée par le robot.

Ce que je trouve génial c’est d’avoir fait le deuil d’une version idyllique du chatbot, où il devait répondre à n’importe quelle demande, remplacer intégralement un service client ou nous plonger dans un scénario à la Her, à une vision par cas d’usages : quelle est la finalité de la conversation ? Comment elle va être éditorialisée – et non robotisée – avec un vrai ton et une écriture travaillée, etc. Le bot doit répondre à un usage précis, nous voyons d’ailleurs plusieurs cas d’usage émerger : serviciel avec Météo France, SAV avec Booking ou Opodo, vente avec OUI.sncf, mais aussi expérience, ce que j’appelle les bots de contenu et dont Jam fait partie. L’essentiel n’est pas dans le serviciel ou dans le pull, le bot est là pour créer une conversation, de l’interaction et transmettre du contenu, comme celui de 20 Minutes en France ou du Huffington Post avec Netflix.

Notre parti pris avec Jam est d’éliminer le mot chatbot de notre vocabulaire, même lors de discussions avec des prospects, des clients ou des médias : nous créons des conversations menées par Jam ou les robots que nous déployons pour les marques, et non par l’utilisateur afin d’éviter les déceptions.

Les chatbots n’ont pas bonne réputation : ils semblent peu voire mal exploités, et leur efficacité relative fait passer cette technologie pour déjà passée de mode avant même d’avoir livré son potentiel. Comment convaincre de leur utilité ?

MG : C’est justement pour cela que nous avons pris le paradigme inverse des bots. Comme je l’ai expliqué lors d’une conférence autour de la conversation, à la question : “Avez-vous déjà été frustré en discutant avec un bot ?” Tout le monde a levé la main. Nos robots ont pris le parti inverse du sens traditionnel de la conversation, “Question de l’utilisateur – réponse du bot”. Tout simplement parce que je n’y crois pas, c’est décevant. À ce stade, une application bien faite peut tenir de meilleures promesses. En revanche, ce en quoi je crois c’est au robot qui utilise la puissance et l’intimité du canal conversationnel pour créer et mener une vraie conversation. Pour tous ceux qui veulent émettre du contenu, et pas seulement rendre des services, la conversation a énormément de choses à apporter. Notre campagne pour Fitbit en est le parfait exemple.

La marque avait besoin de communiquer sur sa nouvelle montre, l’expérience pour l’utilisateur, les nouvelles fonctionnalités, etc. Nous leur avons donc proposé un bot qui plonge l’utilisateur dans l’expérience de la montre (features, lifestyle, mieux manger et dormir, etc.) et cela a donné le Fitbit challenge.

Au bout d’un mois, 50 000 utilisateurs ont passé en moyenne 9,50 minutes avec la marque et 1 utilisateur sur 4 a partagé le bot avec ses amis. De tels résultats ont été possibles parce que nous avons créé une expérience de contenu derrière, avec la conversation comme écrin.

De la même manière, le chatbot permet de réaliser des sondages sous la forme d’une discussion beaucoup moins rébarbative qu’un formulaire à remplir où il faut choisir sur une réponse sur une échelle de 1 à 5, etc. Par exemple, Airbnb voulait comprendre pourquoi les jeunes mettaient ou non leur appartement en location sur la plateforme, quels pouvaient être les freins, etc. Sur le même modèle de la question inversée, c’est le bot qui a posé des questions à la communauté. C’est bien mieux pensé qu’un sondage, nous sommes entre le quali et le quanti, le focus groupe très précis et le formulaire. Les gens se livrent plus. Nous avons pu obtenir toute cette connaissance en mettant la conversation au coeur de notre activité.

Jam est un média 100% Messenger, qu’est-ce que cela signifie, mais surtout qu’est-ce que cela implique ?

MG : Cela signifie que l’interface et toute l’identité de Jam passent par les mots. J’aime bien dire : “writers is the new designers”. L’identité de Jam doit se trouver dans le ton, dans le rythme, la conversation ou les sujets. Nous ne pouvons pas nous cacher, l’interface est la même que pour tout bot sur Messenger, c’est ce que Facebook nous propose comme outil et nous nous y plions. Cela implique que tout ce que l’on imagine et la force de notre média résident dans cette interaction.

Aujourd’hui, notre proposition de valeur est d’aider les jeunes à se forger une opinion sur le monde, comprendre les enjeux actuels, etc. Plus qu’un média que l’on va lire tout seul ou qu’une vidéo que l’on va regarder, le fait de répondre à des questions, de s’interroger et d’être poussé dans ses retranchements permet de se forger une opinion. Et à l’inverse, toutes les conversations durent deux-trois minutes avec 4-5 interactions, au-delà nous ne pouvons pas retenir les gens, la part d’attention serait trop faible. Nous nous devons d’avoir des angles très précis, des articles courts, les textes de nos interactions ne doivent pas dépasser l’écran d’un iPhone, on doit pouvoir lire l’entièreté du message d’un coup. C’est une contrainte que d’autres médias n’ont pas, mais nous sommes complémentaires. Je ne pense pas qu’il faut s’informer uniquement à travers Jam même si c’est un bon début pour un jeune de 17 ans qui veut comprendre ce qui se passe autour de lui. Après, il peut compléter avec des articles plus longs, des documentaires, vidéos, etc. Jam permet d’avoir du recul rapidement sur des sujets importants.

Qui écrit le contenu de Jam ? L’écriture conversationnelle est-elle particulière, avec de nombreux scénarios de lecture à anticiper notamment ?

MG : Ce sont des rédacteurs, au nombre de 4, qui, toute la journée, créent des flow de conversations et sont notamment briefés par des planneurs stratégiques. Nous nous apparentons vraiment à un média, avec une rédaction, un comité éditorial quotidien qui débat sur les sujets du jour. 90% de notre contenu est conçu par nos rédacteurs qui choisissent un grand sujet de conversation adressé à nos lecteurs via une question à laquelle ils répondent et ainsi de suite. Chaque conversation est différente puisque les possibilités sont multiples et dépendent de différents facteurs comme les centres d’intérêt, le temps imparti, etc. Ensuite, les 10% restants sont du ‘promoted content’, c’est-à-dire des partenariats avec des marques qui prennent la forme de messages personnalisés (selon l’âge, la localisation, etc.) en fin de conversation proposant des bons plans, astuces, et conseils.

L’écriture conversationnelle a ceci de particulier que nous demandons à nos journalistes de se mettre dans la peau de Jam, d’adopter son ton, son langage et sa “personnalité”, ils n’écrivent pas en leur nom. Nous sommes un média de forme autant que de fond : nous ne créons pas seulement du bon contenu, mais une façon de transmettre de l’information sous la forme d’une discussion que l’on pourrait avoir à la terrasse d’un café. De ce fait, les utilisateurs ressentent une véritable connivence avec Jam et les bots que l’on crée notamment parce que nous travaillons beaucoup les réactions de nos bots à leurs réponses. Même lorsque les utilisateurs rédigent un texte libre, auquel aucun algorithme ne peut répondre précisément à l’heure actuelle, nous avons des réactions personnalisées.

Jam permet de s’informer sur un sujet d’actualité en deux minutes, le format répond d’ailleurs aux usages des jeunes, qui aiment zapper d’un contenu ou d’une plateforme à l’autre : quelle est la valeur ajoutée de Jam par rapport à un article de presse classique ?

MG : Jam c’est le conversationnel, la surprise. Écrire pour un chatbot c’est comme écrire l’épisode d’une série Netflix, il faut un cliffhanger à la fin, des rebondissements, des surprises. Ce n’est pas linéaire, l’utilisateur doit être pris en compte et le bot doit s’adresser à lui directement, l’appeler par son prénom, le tutoyer. Jam est entre l’article et le média dont vous êtes le héros. Cela correspond à cet usage où l’utilisateur désire un média personnalisé, qui se consomme dans un temps court autour d’une conversation avec des emojis, des GIF. Ainsi, en deux trois minutes, l’utilisateur donne toute son attention, contrairement à une vidéo ou un podcast que l’on peut écouter d’une oreille tout en faisant autre chose à côté.

Jam cible les jeunes (15-30 ans), ces derniers surfent sur plusieurs médias sociaux, de Snapchat à Tik Tok, mais fuient Facebook depuis plusieurs années maintenant. Comment fidéliser et engager cette audience alors qu’elle semble se détourner d’un réseau désormais considéré comme celui de leurs parents ?

MG : L’avantage c’est que cela est vrai pour Facebook, mais moins pour Messenger. C’est une application à part entière : beaucoup utilisent Messenger alors qu’ils n’utilisent plus Facebook. Je pense que WhatsApp et Instagram vont finir par ouvrir leur API aux développeurs et donc permettre l’intégration de bots.

Vous réalisez pas mal d’études sur les usages et comportements des jeunes, comme récemment avec Allianz Travel sur la relation des jeunes aux voyages : comment faites-vous appel à votre communauté pour ces études / sondages ? Comment traitez-vous les données utilisateurs ?

MG : Nous faisons toujours appel à notre communauté, mais l’avantage d’un sondage est qu’il faut un échantillon représentatif de 1 000 personnes. À partir du moment où nous avons 3 000 à 4 000 personnes qui répondent nous sommes capables de redresser selon un panel de l’INSEE représentatif par tranche d’âge.

Nous sollicitons nos utilisateurs directement dans Messenger, soit via la conversation du jour, dans laquelle nous posons plein de questions qui nous permettent ensuite d’en faire une étude, soit dans le cas d’une étude plus dense via les promoted content où, à partir du sujet du jour, nous allons leur demander au cours de la conversation : est-ce que cela t’intéresse de nous parler de la façon dont tu voyages, etc. ? Nous posons des questions au gré de la conversation pour glaner des informations, des insights, etc. Cette démarche est bien perçue, les utilisateurs sont contents de poursuivre la discussion, de donner leur avis ou de se voir proposer un bon plan. Personne n’apprécie de répondre à un sondage long, sur formulaire, il fallait juste trouver la forme qui correspondait le mieux aux jeunes. Avec Jam, je vois que cette forme leur correspond. Ensuite, les données sont redressées et les verbatim sont traitées par un algorithme qui en ressort diagrammes, études quali, quanti et infographies.

Les utilisateurs ne sont pas systématiquement informés dans la conversation du traitement qui sera fait de leurs réponses. Lorsque nous demandons si leur avis peut être partagé, c’est généralement pour le site média. Sinon, évidemment nous précisons tout cela dans nos CGU. En revanche, nous relayons pas mal d’études, lorsqu’elles sont publiées dans la presse nous prévenons les participants par message en leur disant, “Tu as dit à tes parents que tu te retrouvais dans la presse ? Grâce à toi nous avons réalisé cette étude” par exemple.

Plus généralement, comment monétisez-vous votre média ?

MG : De trois manières différentes.
– Avec la partie insight
L’un de nos business model est de faire de la data, de collecter des insights, de faire des sondages. Sur le même modèle de la question inversée. Le bot pose des questions à sa communauté. C’est bien mieux pensé qu’un sondage, nous sommes entre le quali et le quanti.

– Avec les marques blanches
Que ce soit pour l’interne ou l’externe comme avec FitBit par exemple. Nous avons créé un bot pour eux à la manière de Jam, mais en marque blanche. Nous le faisons pour des marques qui veulent opérer en BtoC, mais aussi pour des marques qui veulent communiquer en interne auprès de leurs salariés.

– Avec du brand content
Nous créons des conversations avec des marques. Comme récemment avec Renault pour sa voiture Zoé, avec McDonald’s autour du CBO et avec La Poste Postale sur les prêts à taux zéro. Nous cherchons à avoir du contenu qualitatif pour notre communauté, que ce soit des bons plans, des sujets amusants ou sociétaux.

Vous avez revu votre positionnement en développant une offre (de brand content) tournée vers les marques, que leur proposez-vous ?

MG : Aux marques, nous leur disons : nous avons créé un média qui interagit tous les jours avec des milliers de jeunes. Nous leur parlons de sujets de société, nous les aidons à réfléchir et les accompagnons dans leur quotidien, si vous voulez rejoindre la conversation, vous pouvez le faire via des questions-réponses (de 1 à 8-10 questions) pour être à l’écoute, ou alors pour transmettre de l’information. Nous n’avons pas les reach du display, de la vidéo, mais une profondeur bien supérieure, comme avec Fitbit où les utilisateurs ont passé 9,50 minutes en moyenne dans la semaine avec le bot, c’est une qualité d’échange que l’on ne trouve pas ailleurs.

Jam a-t-il vocation à s’exporter sur d’autres services de messagerie, du groupe Facebook notamment ? En début d’année Mark Zuckerberg a d’ailleurs annoncé la fusion prochaine de l’ensemble des messageries du groupe Messenger, WhatsApp et Instagram.

MG : Nous attendons cela avec grande impatience. Ce qui nous limite aujourd’hui ce n’est pas notre volonté, mais les outils. Nous ne pouvons pas créer des conversations de la même richesse sur Instagram et WhatsApp que sur Messenger.

Des passerelles devraient se créer d’ici la fin d’année entre les trois messageries, ce ne sera cependant pas une fusion à proprement parler. Depuis Messenger, l’utilisateur pourra avoir accès à ses messages WhatsApp et Instagram.

Pour l’instant, nous restons fidèles à Facebook et Messenger, il y a largement de quoi faire.

Comment voyez-vous l’écosystème des chatbots évoluer dans les années à venir ?

MG : Je pense que nous commencerons à faire de la place à la voix, avec des voicebots. Pour des usages et des contextes différents, mais les deux cohabiterons. Pour la voix, nous n’en sommes encore qu’aux prémices, car les technologies du text to speech et du speech to text avancent, mais restent encore limitées. Ensuite, un voicebot n’est pas guidé : c’est plus compliqué d’avoir une conversation avec un voicebot car il ne peut pas proposer différentes options de réponses, il n’y a pas le même confort qu’à l’écrit.

Lorsqu’on me demande si les bots vont remplacer les applications, je réponds que la conversation va être le centre de toutes nos expériences. Que ce soit du côté des médias, des services ou des produits, je suis convaincue que le fil rouge sera la conversation. Les robots ont permis de défricher tout cela et de nous mettre le pied à l’étrier. Après, qu’il y ait beaucoup d’interfaces graphiques derrière, de la voix, du texte ou un robot physique, ce qui compte c’est la conversation personnalisée.

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