Comment les agences s’adaptent aux nouvelles formes de concurrence

Par Aude M. et Xuoan D. le 01/12/2016

Temps de lecture : 12 min

Le digital et la crise économique ont participé à une profonde redistribution des cartes du marché publicitaire.

Pour ses contenus de marque, un annonceur peut désormais faire appel à tout type d’agences, mais aussi à un cabinet de conseil en stratégie, à la filiale brand publishing d’une régie média, ou à sa propre agence interne. Pour y voir plus clair, Fabrice Valmier, co-dirigeant de Groupe VTscan est parti rencontrer ces fameux nouveaux entrants – GAFA compris – lors d’un voyage aux États-Unis. Observons de notre côté comment les agences mutent face à ces menaces potentielles.

 

Les cabinets de conseil en stratégie

Historiquement, les cabinets se concentraient sur la stratégie, l’organisation, et la transformation des entreprises. Désormais, de nombreux cabinets créent ou rachètent des agences destinées qui peuvent réaliser les dispositifs qui découlent de leurs recommandations stratégiques. Via leurs offres digitales, Accenture ou Deloitte revendiquent des atouts que les agences-conseils n’ont pas : une force de persuasion pour prouver que le marketing et le digital peuvent s’inscrire dans la stratégie globale des entreprises, une connaissance pointue du consommateur via leurs études, et la capacité à orchestrer de façon mondiale des projets. Sans oublier une proximité décisive avec les dirigeants des entreprises. Signe de cette concurrence accrue, les cabinets débauchent chez les agences, avec par exemple Accenture qui a su convaincre Mathieu Morgensztern de quitter DigitasLbi France pour rejoindre Accenture Digital France. Ou bien Claude Chaffiotte, l’ancien président de JWT Paris, qui est aujourd’hui managing director d’Accenture Interactive.

Focus Accenture
Accenture, leader mondial du conseil, a ouvert un studio de contenu « The Content Studio Soho » d’environ 10 000 mètres carrés au sein d’Accenture Interactive. Le but ? Développer la publicité et le marketing créatif pour ses clients. Fabrice Valmier explique : “Dans le monde, Accenture a réorganisé la production de ses contenus autour de 6000 professionnels du content sur 20 bureaux, couvrant une offre de service globale sur le content : stratégie, création & production, content management, distribution, opérations et performance… L’entrée se fait par l’organisation [ndlr : comme toujours avec les cabinets de conseil], cet aspect répondant aussi à des questions légitimes des clients sur la structuration interne / externe et sur les coûts (inflationnistes) dans la création de contenus incessants par les marques. Cette capacité à repenser les organisations est historiquement un point fort des grands cabinets de conseil. C’est visiblement l’une des portes d’entrée choisie par Accenture Interactive, via la problématique des contenus, pour accélérer sa conquête du marché publicitaire.”

Selon Véronique Beaumont, CEO de DigitasLBi France : “Les cabinets de conseils sont de plus en plus en concurrence frontale avec les agences. Nous avançons chacun à notre façon marketing et culturelle. Chez DigitasLBI, nous sommes des gens de marques. Nous nous concentrons sur l’audience, ses centres d’intérêt et ceux de la marque. Les cabinets de conseil ont plus une logique de transformation de l’entreprise. » Selon elle, le prisme est différent : “Nous avons une espèce de focale que nous voulons garder autour du client et de ce que nous pouvons lui apporter. Notre vision est celle de créer de la valeur pour le client et la marque. Cette vision peut paraître classique, mais désormais grâce à la data, à des nouveaux outils spécifiques et à de nouvelles connaissances client, nous avons le pouvoir faire un marketing innovant et nouvelle génération. » Loic Mercier, directeur des stratégies de BBDO Paris confirme : “les cabinets de conseil investissent de plus en plus le marché des agences, mais ils ont la culture du business, pas la culture de la marque. Et même si Accenture rachète des agences créatives comme Karmarama, il faudra du temps avant que la greffe prenne et que les talents créatifs, qui impactent le contenu, accourent réellement dans ce type de structures. Néanmoins c’est une concurrence très saine et stimulante car cela va forcer les agences créatives à être encore plus brillantes, que ce soit sur la vision business de leurs annonceurs ou sur la créativité des campagnes.”

« Il y a 15 ans, les cabinets de conseil venaient chahuter les agences de CRM. Face à cette offensive, que s’est-il passé ? Une sorte de Yalta : les enjeux stratégiques, méthodologies et les outils pour les cabinets de conseil ; la conception, la création, l’orchestration des messages et des moyens pour les agences. C’était très stimulant mais à la fin c’était « tout bouge pour que rien ne bouge » » explique Arnaud Sieux, co-fondateur de Tips tank. Selon lui, aujourd’hui les agences historiques doivent davantage se méfier car « certains signes doivent être pris très au sérieux tels que des CEO d’agences qui rejoignent les rangs des cabinets de conseil ou encore l’acquisition d’agences « NextGen » telles que Fjord par Accenture. Et ce n’est pas l’insolente croissance de ces cabinets qui freinera ce type d’acquisitions. »

Afin de « contrer » les cabinets de conseil et de « saisir les problèmes de la modernité », certaines agences proposent du consulting stratégique de haut niveau. Prenons l’exemple de l’agence Babel qui, en plus d’une « intégration corporate, commerciale et opérationnelle, a la capacité d’ hybrider tous les métiers sur un modèle d’intégration stratégique. », comme le déclare Laurent Habib dans notre interview minute.

 

Les GAFA et les géants de la tech

Google et Facebook ont recruté des planneurs stratégiques, des créatifs, des directeurs de (la) création pour accompagner leurs clients, pour le moment en compagnie des agences. “Ce type d’acteurs et leur manière d’être organisés, amènent les agences à revoir leur propre mode d’organisation. Ces acteurs accélèrent le tempo des annonceurs qui ont un peu de mal a adapter leurs réponses aussi bien sur le fond, la forme et la vitesse d’exécution” explique Davy Tessier, le CEO et co-fondateur de l’agence Disko. Arnaud Sieux déclare : « if you can’t beat them, join them ! ». Il explique : « Ces nouvelles concurrences représentent aussi une opportunité car des attelages avec les agences sont toujours possibles. Les GAFA, grands pourvoyeurs de datas et avec un sens exacerbé de l’expérience client peuvent être utiles aux agences et les aider à se transformer elles-mêmes ». II regrette qu’il n’y ait pas plus d’initiatives dans ce sens.

Focus Google
Comme l’explique Fabrice Valmier, Google dispose de 2 agences internes : The ZOO et The Creative Lab. “The ZOO travaille sur des campagnes avec les agences, pour rendre plus efficaces ces campagnes sur Youtube. L’exemple de 72 and Sunny est intéressant. L’agence a délibérément pris le parti de s’appuyer sur Google, et aujourd’hui elle apprécie de travailler avec la société de Mountain View. Google lui fournit des insights et des datas, qui feront le succès des campagnes et dispositifs imaginés par l’agence demain. Quant à The Creative Lab, travaille avec les marques que Google achète pour les brander, les transformer, les marketer somme toute, etc…” Une agence interne, en bref.

https://www.youtube.com/watch?v=ZGvWkfJ6sww

Focus IBM
Intéressons-nous maintenant à IBM, cet ex géant de l’ordinateur personnel, devenu géant du conseil. IBM lorgne aujourd’hui vers le marketing tout en démocratisant l’accès à l’intelligence artificielle avec Watson. Selon Fabrice Valmier, « IBM Interactive Experience développe des stratégies et innovations intégrant l’UX, le design, l’architecture, et les analytics. Le positionnement d’IBM iX est de « penser plus largement qu’une agence » et « plus créativement qu’un cabinet de conseil », avec la capacité d’intégrer l’ensemble du système. Au départ, ils pensaient avoir 10 studios mais en ont déjà 34 à travers le monde, avec 15 000 personnes. L’ensemble s’appuie déjà sur 5 acquisitions : ECX.io, Resource, Ammirati, Bluewolf, aperto. Notons que 7000 profils sont dans l’analytics, et proviennent de départements antérieurs pour la plupart. Mais l’utilisation de Watson se situe dans ce domaine… et est un point fort de cet acteur. À ce stade, les cas présentés montrent surtout des performances sur le trafic des sites, aussi bien desktop que mobile. Mais clairement, IBM concrétise de plus en plus son discours de façon opérationnelle pour réinventer la « customer experience », en s’appuyant sur des insights clairs et dans une méthodologie de design thinking. »

 

Les agences in-house

Selon Accenture, qu’a rencontré Fabrice Valmier, « 65% des annonceurs US ont ou préparent la construction de leur « in-house creative studio ». Ce chiffre démontre que de plus en plus d’annonceurs souhaitent gagner en indépendance. Dans cette perspective, ils s’impliquent dans leur stratégie digitale et se lancent dans l’internalisation de solutions. Prenons l’exemple d’Apple : la marque a commencé à produire ses propres publicités. En effet, comme le précise Fabrice Valmier, “En plus d’avoir mis à la tête de son agence interne le président et le directeur créatif de l’agence de Grey (Tor Myhren) la marque met en concurrence ces agences historiques TBWA Chiat Day / Media Arts Lab et avec sa propre agence sur chacun de ses spots.” Conséquence, « le travail d’une agence devient de plus en plus collaboratif avec les annonceurs, complémentaire de ce qu’ils produisent eux-mêmes en interne.”

Véronique Beaumont appelle les clients qui internalisent « une marque qui va vouloir avoir en interne une équipe digitale. » Elle ajoute qu’il s’agit d’un « phénomène que nous voyons encore peu de manière générale. Elles font grandir leur équipe, avec des experts en digital notamment. Il s’agit d’un choix dicté par une volonté d’agilité. Cette agilité, nous la proposition à nos clients. Elle ne passe pas par l’internalisation mais par des plateaux avec un mix des clients et de l’agence. Ce sont des choses sur lesquelles nous travaillons, des projets sur ces modes sont à venir chez nous. Nous pensons qu’il s’agit d’un modèle intéressant pour les marques ». Selon Arnaud Sieux « Plus qu’une vraie tendance aux États-Unis, l’agence interne “serait une solution à un problème, celui de l’hyper-fragmentation des métiers qui conduit à une augmentation du nombre d’agences chez l’annonceur donc à une armée inefficace et coûteuse à l’heure où les économies sont de rigueur. Une véritable punition infligée à des agences incapables de transformer leur organisation et leurs métiers pour s’adapter ! Une menace pour certaines, mais une opportunité pour de nouvelles agences qui proposent un nouveau mode de collaboration, plus près, plus en immersion.”

 

Les médias

De nombreux médias et régies ont opté pour un virage vers la créativité, le contenu, la stratégie et la mise en œuvre. Un virage qui empiète sur le territoire des agences. Citons différents exemples qui allient media, start-up et agence :

Webedia s’occupe de l’animation et de la production de contenu sur le site de la Villa Schweppes. Selon Davy Tessier, “Webedia, peut garantir l’accès aux médias aux clients puisqu’il les possède ! ».
Buzzfeed, a lui aussi, bousculé le monde de la publicité. Les articles publiés sur le site sont financés par des marques. Les 90 journalistes et 25 rédacteurs du site travaillent uniquement avec ces marques.
AdUX (ex HiMedia) propose des contenus du type Demotivateur Food (dont ils sont actionnaires) aux marques ou The Foundry – le creative Lab gigantesque du groupe Time ou encore, SoPress avec sa structure AllSo.

Par ailleurs, aux États-unis, les studios hollywoodiens eux-mêmes créent des structures pour les marques. Par exemple, CAA marketing en collaboration avec Chipotle a réalisé des films d’animation, un jeu sur mobile qui a été massivement chargé sur l’Apple Store, un festival de musique, avec le succès que l’on connaît et plusieurs Grands Prix aux Cannes Lions.

Arnaud Sieux déclare : « avec les médias, il ne tient qu’aux agences de créer, par exemple, des structures communes, des JV dédiées notamment au brand content… »

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Focus The Foundry
Après avoir rencontré brièvement The Foundry à Berlin en avril dernier, Fabrice Valmier a observé et analysé leur business-model, notamment l’un de leurs outils : « The Discovery Dashboard», basé sur la création de contenus stratégiques : net-base (mots-clés utilisés par les requêtes Google etc…), outils sur les trends (feeds from social netwoks, youtube trends etc…), onebot / one press (une plateforme qui agrège tous les contenus de Time par catégories). The Foundry peut ainsi générer des insights en temps réels, en s’appuyant sur les audiences de sa maison-mère, un éditeur puissant aux millions de visiteurs uniques mensuels iCrossing et autres agences nées dans le search, sont à même de puiser inlassablement dans leurs datas, issues des requêtes dans les moteurs de recherche, dans l’analytics sur les navigations online et autres. La force du système amène une nouvelle exigence : délivrer aux clients des insights real-time, et prêts à l’usage via les dispositifs imaginés pour les cibles de communication. Ce point deviendra très vite un prérequis, une sorte de « commodities » naturelle. Fini le temps du « produire et on transmet ensuite au client ». Les teams-clients et celles des agences sont et seront de plus en plus intégrées ensemble, sont et seront pensées ensemble dès le départ dans leur construction et leur management. Leur appartenance au groupe Time Inc leur donne certains avantages décisifs. Par exemple, ils ont déjà quasiment toutes les ressources intégrées : les créatifs, photographes, experts en VR, analytics, etc…

Loic Mercier, précise qu’il faut pas oublier les sociétés de production : “Elles-mêmes peuvent entrer en compétition directe sur de la création de contenu ou des plateformes horizontales comme Creads qui ont vocation à mettre en relation directe un annonceur et une communauté de créatifs.” Il ajoute : “Pour vous donner mon sentiment, je crois qu’il faut repartir du rôle d’une agence. Si on se dit qu’une agence de communication existe pour réconcilier la logique industrielle des annonceurs et la logique humaine des consommateurs, on peut considérer que les agences ont toujours un très bel avenir devant elles.”

Pour Davy Tessier, “l’offre des agences classiques se réinvente. Les agences essaient d’avoir des spécialisations, partenariat avec des géants, ou encore avec des GAFA.” Il ajoute : “Nous faisons systématiquement évoluer l’agence en fonction des besoins des annonceurs. Notre agence propose un mix : conseil stratégie, créativité, exécution technologique.”

 

Perspectives

Selon Davy Tessier, il existe une réelle “révolution du mode de fonctionnement, des objectifs et même, de la relation qu’on accorde à une agence.” Il déclare : “Plus nous avons un marché qui mûrit, plus nous avons une vision claire de ce qu’il nous faut, de nos forces et faiblesses. Il souligne également l’importance de « reconnecter » : soit les clients réaliseront cette concentration en interne soit ils feront appel à leur agence afin d’avoir une vision globale de leur écosystème.”. Pour lui, “Seuls les très grands groupes et les ultra-spécialistes se partageront le marché de demain.” Loic Mercier estime que la concurrence permet « de nous pousser dans nos retranchements, et c’est très bien, mais les agences créatives resteront au cœur de la création de contenu car elles détiennent le savoir et la sensibilité sur la marque et les consommateurs. C’est bien la raison pour laquelle, du reste, les agences créatives sont très souvent choisies comme agence coordinatrice des tous ces acteurs (agence média, société de production, acteurs de l’internet, média, …) sur les sujets.”. Il est important de souligner que même si les nouvelles formes de concurrence répondent à une certaine exigence de productivité, le conseil ne pourra pas être sacrifié. Il est un élément majeur de l’accompagnement des marques dans la mise en place de leur stratégie. Véronique Beaumont, quant à elle, pense que « nous ne devons pas être dans une logique de concurrence, mais dans une logique partenaire.” Le travail en symbiose serait-il donc la carte à jouer des agences et des annonceurs ?

“Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va” cite Davy Tessier. Une citation qui s’applique à l’ensemble des acteurs du secteur et qui ouvre les champs de la réflexion. Fabrice Valmier en prolongeant le voyage bien au-delà : “Aujourd’hui il existe plusieurs planètes qui gravitent autour des annonceurs. Demain, il existera plusieurs galaxies.” Une métaphore qui illustre parfaitement la future étendue et redéfinition du paysage concurrentiel. Pour le meilleur ?

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